Silence Radio : Plonger dans les abysses

Silence Radio de la compagnie Farouche clôturait le focus théâtre et science-fiction aux 3T – Théâtre du Troisième Type – Maison de l’émergence théâtrale et musicale. La pièce fut l’occasion d’une belle plongée dans un théâtre immersif, plein d’images et de finesse.

Plonger dans la bulle

Lorsqu’on arrive dans le théâtre des 3T à Saint-Denis, on s’installe avec plaisir dans l’espace buvette. L’ambiance est chaleureuse, avec un petit effet chalet de montage et son écrin de bois. Des tables, chaises, fauteuils et tapis chinés ça et là sont installés dans un joli désordre. On se sent tout de suite chez soi, le plafond avec des peintures du siècle dernier nous apparait comme un ciel étoilé. On attend tranquillement l’ouverture des portes.

Seulement, c’est le fantastique qui vient à nous. Un commando de poissons fait irruption dans la salle. Les acteur·ices vêtu·es de combinaisons écailleuses, cagoules et lampes frontales vissées sur leurs bonnets nous regroupent pour transmettre les consignes de l’expédition. Nous partons en banc explorer les abysses. Nous devons rester groupés et ne pas hésiter à battre des nageoires en cas de danger imminent.
L’entrée en salle se fait dans le noir complet, en rang d’oignons, uniquement éclairés par les lampes des comédien·nes. L’intérieur nous apparait mystérieusement, nous avançons à tâtons et très rapidement nous perdons nos repères. Lorsqu’on devine les gradins vides, on finit par nous installer en cercle sur la scène, sous des sortes de flotteurs accrochés au haut plafond. Nous sommes arrivé·es au fond de l’océan, la pièce peut commencer.

(c) Marie Charbonnier

Dans un gargouillis sonore du ventre de la mer, nous sommes témoins de la rencontre entre une naufragée (Noa Soussan) et un ermite (André Gryner). Il la recueille dans son énigmatique demeure : une bulle d’air accrochée au fond du gouffre de l’océan. De l’autre côté de la bulle nagent les poissons curieux, dont nous faisons maintenant partie, qui s’interrogent face à ces bipèdes. Le dispositif met le public au plus proche de l’histoire. Plongé·es dans la pénombre tout au long de la pièce, il faut donner de la tête et être attentif à l’histoire qui peut se dérouler tantôt devant, tantôt derrière, tantôt au dessus de soi. Ce nouveau rapport scène/salle rebat simplement mais très efficacement les cartes de la narration.

Décaler le regard

Le point d’ancrage du récit se fait autour de la naufragée qui découvre ce monde en même temps que nous. Cependant, l’histoire du comment et pourquoi cette jeune femme est arrivée là reste très allusive. L’écriture est très riche et sensorielle mais également très suggestive. Parfois jaillissent des images du passé, chorégraphiées dans un parole chorale et fleuve qui nous submerge d’informations sans pour autant préciser quoi que ce soit. Aucun nom de ville, de pays, de dirigeant·e·s n’est jamais prononcé. Mais nous, public, avons le point de vue des poissons, peut-être que les noms sont prononcés mais ce qui nous parvient reste générique car en incarnant cette faune sauvage des abysses, nous ne pouvons pas avoir toutes ces références. Au fur et à mesure, nous comprenons néanmoins qu’il est question d’un conflit armé violent qui pulse à la surface.

(c) Marie Charbonnier

L’unique élément de décor posé au centre du plateau est une radio comme coulée dans de l’argile. On espère que des informations précises vont en sortir et nous permettre de clarifier la situation. Seulement, si ce n’est un bulletin météo et « Voyage Voyage  » de Desireless, aucune précision nous parvient. Cela ouvre un immense vertige : bien qu’étant très universels, ces récits nous renvoient nécessairement à l’actualité. Nous complétons presque automatiquement le contexte par des souvenirs de la géopolitique actuelle. Cela crée une sensation troublée de flou précis. Nous sommes perdus et pourtant atteints, à l’image de la description de débâcle avant la fuite portée par le comédien Giovanni Arnoux qui raconte sa mort « Peut-être une balle perdue, si seulement on peut considérer qu’une balle peut se perdre. »

Les épaves sont parfois des êtres

L’histoire se construit par bribes d’informations, dans le creux des vagues de mots, et elle sera nourrit de la difficulté de communiquer. L’échange semble altéré à tous les niveaux : l’ermite butte sur la parole, faute d’avoir peu pratiqué, les humain·es et les poissons n’arrivent pas à communiquer entre eux, et la naufragée ne fait pas confiance à l’ermite pour s’adresser directement à lui.

Lorsque Noa Soussan se confie enfin à André Gryner, c’est pour lui mentir. Elle n’avoue pas avoir fui la guerre de peur d’être arrivée dans le mauvais camp. Elle se cache derrière une histoire de volcan entré en éruption. Elle préfère aussi croire en ce récit là, les mots jaillissent avec aisance, ce qui contraste avec sa partition qui était jusqu’à présent très contemplative, physique et silencieuse.

Le reste du temps, elle est « cassée (…) en morceau. » Comme si elle était elle-même devenue une épave. La pièce interroge la notion de résilience, pour citer la philosophe américaine Judith Butler : « Le concept de résilience me dérange parce qu’il suppose un héroïsme collectif et individuel. Or il arrive que les gens soient si brisés que la résilience est impossible.” Parfois les violences auxquelles sont confrontés des individus est telle qu’ils ne peuvent être que des ruines au fond de l’océan.

La compagnie Farouche finit néanmoins sur une percée de clarté, telles les bouées devenues lanternes, accrochées au plafond. La communication semble se guérir entre les protagonistes, qui peut-être échapperont au silence radio.

(c) Marie Charbonnier

Silence Radio est une pièce pleine de créativité, qui pose un regard décalé et subtil sur les lourds sujets qui encombrent le fond des océans. La compagnie Farouche parvient par un dispositif ingénieux et une écriture agile à créer une vive expérience immersive.

Silence Radio
Texte et mise en scène Giovanni Arnoux et Noa Soussan
Lumières Mathilde Domarle (création) et Jessica Tournebize (régie)
Décors Yvan Ivanovic
Son Raphaël Fouilloux (création) et Grégoire Durif (régie)
Jeu Giovanni Arnoux, Pierre Courant, André Gryner, Alice Martin et Noa Soussan

Plus d’informations sur la compagnie ici