Dans une écriture d’une grande poésie, Simon Abkarian imagine au Théâtre des Amandiers à Nanterre les retrouvailles entre Ménélas et Hélène après dix ans de guerre. Nos âmes se reconnaitront-elles ? propose une lecture du célèbre mythe qui donne à Hélène une voix plus présente et propose une réflexion sensible et subtile sur la guerre et la migration, avec des échos troublants pour notre époque.
L’écriture de Simon Abkarian : entre épopée et lyrisme
Simon Abkarian avait déjà exploré la relation entre Hélène et Ménélas dans deux œuvres précédentes : Ménélas Rebetiko, une rhapsodie où le roi chante sa douleur face au départ d’Hélène, et Hélène après la chute, qui s’intéressait à leurs retrouvailles après la chute de Troie. Avec Nos âmes se reconnaîtront-elles ?, Abkarian s’attaque à une question vertigineuse autant qu’essentielle : comment, après la guerre, continuer à vivre, à aimer, à chanter ? Comment réinventer un chant d’amour sur les ruines ?
Abkarian traite le sujet en véritable aède moderne. Sa maîtrise du rythme et des sonorités de la langue française est remarquable. Mais ce qui impressionne davantage encore, c’est sa façon de jouer des métaphores, avec une virtuosité qui rappelle les anciens sans jamais tomber dans l’ampoulé. Les métaphores, omniprésentes et finement filées, ne sont jamais ornementales : elles portent une émotion claire et intense, qui touche directement. Rares sont les écritures dramatiques contemporaines capables d’un tel équilibre entre puissance évocatrice et simplicité !
Ils incarnent cette idée chère à Colette de « l’effacement éclatant » : ils disparaissent derrière les mots pour mieux en révéler la chair et le mouvement.
Ce texte, à la fois épique et lyrique, n’hésite pas à renouer avec des formes anciennes, comme la stance, et en cela, il assoit la présence d’un théâtre de verbe sur la scène contemporaine. Mais cette écriture ne serait rien sans les interprétations vibrantes de Simon Abkarian et de Marie-Sophie Ferdane. Les deux acteur·ices habitent le texte avec une clarté et une sensibilité qui traduisent toute sa richesse. Ils incarnent cette idée chère à Colette de « l’effacement éclatant » : ils disparaissent derrière les mots pour mieux en révéler la chair et le mouvement. Les corps font vibrer les mots dans un sentiment mêlé de désir, de colère et de regrets tandis que Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, par leurs musiques et leurs chant amplifient l’intensité dramatique et offrent un contrepoint sonore qui donne une profondeur. supplémentaire à cette quête d’après-guerre.
Une résonance troublante avec notre époque
![Nos âmes se reconnaîtront-elles ? de Simon Abkarian](https://revuepleinsfeux.fr/wp-content/uploads/2025/01/1949601-1024x682.webp)
La pièce s’ouvre sur deux monologues puissants. D’abord, Ménélas (Simon Abkarian), guerrier rongé par la rage et le désespoir, lutte contre lui-même. Puis, Hélène (Marie-Sophie Ferdane), figure blessée, s’interroge sur l’avenir, hantée par l’incertitude. Ces deux voix, avant de se retrouver, revisitent la longue guerre qui a marqué leur séparation. Leur confrontation, sur les champs de ruines où ils se retrouvent, est un moment d’une grande intensité. Ils évoquent le passé, s’accusent, tentent de comprendre et de se comprendre. Mais ce n’est pas seulement leur couple qui a été détruit : Troie est en ruines, et ils marchent sur les vestiges d’un monde qu’ils ont contribué à détruire. Cette prise de conscience les amène à interroger l’avenir, à se demander comment reconstruire.
Les parallèles avec notre époque sont nombreux. Comme le souligne Abkarian, la pièce n’impose pas une lecture unique : « Le spectateur ou la spectatrice peut se faire sa propre géopolitique, sa propre histoire, sa propre quête du bonheur en reconnaissant le malheur effectif. » Cependant, le chant kurde, omniprésent dans la pièce, oriente subtilement l’interprétation vers la situation du peuple kurde. Mais ce chant dépasse cette seule dimension politique : il transcende le contexte pour ouvrir une réflexion plus large. C’est là toute sa force : être profondément ancré dans une réalité précise tout en offrant des horizons multiples au mythe.
Hélène, enfin entendue
L’une des grandes réussites de la pièce réside dans la place accordée à Hélène. Pour la première fois, ou presque, elle possède une voix, une véritable parole.
Dans L’Odyssée, qui demeure la référence essentielle sur laquelle Abkarian s’est appuyé, Hélène est une figure insaisissable. Homère reste étonnamment évasif sur sa personnalité comme sur son apparence. Il la dit belle, la compare à des déesses, décrit ses vêtements et les objets qui l’entourent, mais ne précise jamais ses traits. Hélène est avant tout une abstraction, le support d’une expérience de pensée : que se passe-t-il lorsque l’on définit théoriquement une beauté absolue, qu’on l’attribue à un personnage féminin, puis qu’on le fait agir dans un récit où il devient l’enjeu d’un désir façonné par cette perfection supposée ? Elle n’est alors qu’un objet de projection érotique.
Dans cette réécriture, Hélène incarne une réflexion sur le désir et la place des femmes dans le mythe et l’histoire.
Chez Abkarian, toutefois, elle devient un être de chair et de sang, doté d’une pensée, de désirs et de blessures. Ce basculement est essentiel : il libère Hélène de son rôle de simple image et l’élève au rang d’actrice du récit. Dans cette réécriture, elle incarne une réflexion sur le désir et la place des femmes dans le mythe et l’histoire. Elle interroge les stéréotypes qui l’ont enfermée pendant des siècles et propose une alternative puissante : celle d’une femme qui parle, pense et agit, affranchie des projections idéalisées du passé.
![Nos âmes se reconnaîtront-elles ? de Simon Abkarian](https://revuepleinsfeux.fr/wp-content/uploads/2025/01/nos-ames-se-reconnaitront-elles-de-simon-abkarian-photo-antoine-agoudjian-1.jpg)
Avec Nos âmes se reconnaîtront-elles, Simon Abkarian signe une œuvre d’une sensibilité rare et profondément inspirante, qui nous invite à affronter les questions douloureuses de notre époque. Poétique et profondément humaine, la pièce fait résonner un mythe antique tout en puisant dans sa richesse sémantique, sans jamais sombrer dans la rigidité. À la fois hommage à la littérature classique et création essentielle pour notre temps, elle répond à l’injonction que Camus prodiguait dans ses carnets : « on ne pense que par image – si tu veux être philosophe utilise les mythes ».
Nos âmes se reconnaîtront-elles ?
Texte et mise en scène – Simon Abkarian
Avec – Simon Abkarian, Marie-Sophie Ferdane
Collaborateur artistique – Pierre Ziadé
Lumière – Jean Michel Bauer
Accompagnement musique et voix – Ruşan Filiztek, Eylül Nazlier.
Production – La compagnie des 5 roues
Projet accueilli aux Plateaux Sauvages dans le cadre du P.R.O. – Partage responsable de l’Outil et avec le soutien du Théâtre Public de Montreuil – Centre Dramatique National
Du 16 janvier au 2 février au Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN
Prochaines dates
8 avril – Théâtre de Villefranche-sur-Saône
6 mai – Théâtre Ducourneau, Agen
21 au 23 mai – Comédie de Picardie, en co-accueil avec la Maison de la Culture d’Amiens
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