(c) André Muller

Silence Vacarme : A l’écoute du monde

A Présence Pasteur, la compagnie l’Imaginarium nous invite à une douce plongée dans un univers rempli de sons et connecté au vivant : Silence Vacarme fait se connecter le bruissement de la forêt avec les voix de plusieurs générations de femmes, dans une traversée sensible.

Claire Rappin nous accueille alors que nous entrons dans la salle pour ce spectacle matinal (10h50), et que la chaleur n’accable pas encore trop Avignon. J’y suis arrivée un peu engourdie, ouvrant lentement mon cœur pour accueillir ce premier spectacle de la journée ; et quelle meilleure manière de le faire qu’en étant accompagnée par la présence lumineuse et les yeux rieurs de Claire Rappin. Il faut se laisser emmener dans la bulle sonore créée par ce spectacle, et s’abandonner doucement à ce moment de grâce. La comédienne nous parle à la première personne : elle raconte d’abord son expérience du déconfinement, et de retrouver la forêt des Vosges après être restée cloîtrée dans un appartement. Elle raconte la brusque reconnexion avec le dehors et le bruit du monde, les oiseaux, les arbres, les animaux de nuit. A partir de ce moment de communion, la parole dérive tout doucement vers des considérations écologiques teintées de la pensée du vivant, où l’on entend des échos de Baptiste Morizot ou Vinciane Despret, jusqu’à des récits de vie plus personnels convoquant les figures féminines de l’artiste – sa mère dans son petit village d’Occitanie, sa grand-mère espagnole, ses souvenirs d’enfance entre toutes ces femmes enracinées, fortes, ouvertes au dialogue avec d’autres mondes végétaux et animaux.

Le jardin des sons

(c) André Muller

Difficile de résumer le propos du spectacle tant il tisse avec intelligence et sensibilité le récit de vie, le témoignage sonore, les considérations poétiques et philosophiques, le dialogue entre les générations. Le texte et la dramaturgie, portés par Claire et d’autres membres de la compagnie l’Imaginarium (Antoine Cegarra et Pauline Ringeade, qui signe aussi la mise en scène) nous emmènent d’un mouvement de pensée à l’autre, en déployant les ressources d’un plateau transformé en jardin sonore. Claire Rappin y évolue entre plusieurs sources qui vont de l’ampli au lecteur de cassette, et qu’elle déplace pour recréer un cercle de sorcières, une assemblée de famille, des îlots. Elle parle, chante, bruite, murmure, écoute. Le travail du son, réalisé par Pierre-Mathieu Hebert, est admirablement soigné : la voix de l’artiste est reprise de manière très discrète, elle se fait parfois résonnante, proche et lointaine, elle se marie aux autres enregistrements qui nous rendent présentes les autres femmes qui l’habitent, les sons se bouclent parfois et se superposent pour créer des paysages sonores. On entend les oiseaux, le battement d’un cœur, les cigales. Progressivement, tout s’ouvre en nous alors que l’espace du plateau nous fait sentir la présence de l’ailleurs : la boîte noire dans laquelle nous sommes m’est apparue comme une caisse de résonance, presque un point aveugle pour mieux être attentif·ves au monde extérieur. L’espace est vaste et habité ; Claire Rappin nous invite à prêter l’oreille.

Politesses de l’écoute

C’est si rare et si précieux, un spectacle qui nous parle d’écoute, et les philosophes du vivant l’ont bien compris : écouter, c’est un sens non prédateur. Lorsqu’on écoute, on accueille, on n’essaie pas de voir, de « faire la lumière sur », de prendre ou de s’accaparer. On reste dans une attitude d’ouverture qui semble dire : « je me présente à toi, je ne t’impose rien ». La comédienne cite l’exemple de la chauve-souris, pratiquement aveugle, et qui se déplace par écholocalisation – c’est-à-dire qu’elle envoie des ultrasons autour d’elle et en fonction de la manière dont l’écho lui en revient, cela dessine pour elle un paysage avec des creux et des pleins, des reliefs, d’autres corps qui parfois même lui répondent. C’est comme si elle signalait tout le temps à l’écosystème dans lequel elle évolue : « je suis là, et vous ? je vous écoute ! », comme une onde radio envoyée dans l’espace en quête d’une réponse amie, un geste d’amour dispersé dans le cosmos. La chauve-souris pose des questions.

Claire Rappin nous rappelle que c’est un processus similaire qui permet d’obtenir l’image d’un bébé lors d’une échographie ; elle nous raconte cela les deux mains sur son ventre de femme enceinte, qui gonfle depuis le début sa silhouette de danseuse dans sa salopette en jean. L’expérience de l’écoute du vivant est aussi liée à une expérience intime d’écoute à l’intérieur de soi : dans Silence Vacarme, le monde est connecté à tous les niveaux, au plus large du cosmos et au plus secret du ventre, et la même qualité d’écoute relie les espaces. Tout comme Alexis Pauline Gumbs réfléchit dans Non-noyées aux leçons que les mammifères marines peuvent nous apporter pour repenser nos manières de sociabiliser, de lutter, de s’allier, ici les animaux et les plantes nous donnent de discrètes leçons de vivre-ensemble.

(c) Laetitia Piccarreta

Des femmes qui chantent, des femmes qui sèment

Sans crier gare et sans forcer le trait, Claire Rappin et Pauline Ringeade proposent une pièce néanmoins profondément éco-féministe, qui montre trois générations de femmes en dialogue avec la terre, le jardin, les éléments. Leur manière de cultiver leurs légumes et leurs fleurs n’est pas anodine, elle témoigne d’un soin particulier accordé à chaque plante, et une façon de voir le jardin comme un espace mouvant et sensible. Thérèse, la mère de Claire, se rappelle de qui a apporté chaque plante, offert chaque arbuste et ce qu’il signifie pour elle, dans le cœur ; la grand-mère espagnole, Teresa, invente des mots pour les plantes qu’elle ne connaît pas, accompagne leur progression d’onomatopées chantantes, et raconte leurs trajets dans le jardin comme on suivrait des pérégrinations amoureuses – certaines plantes ne repoussent pas au même endroit, elles préfèrent l’ombre d’un autre arbre, peut-être qu’elles se sont disputées, c’est vrai que les fraises sont pénibles… Et au point de départ de tout cela, Claire, redécouvrant le dialogue des oiseaux dans la forêt des Vosges, prête à partir pour une marche nocturne à 5h du matin, est prise de doutes : est-ce bien prudent pour une femme seule d’aller se promener à l’aube dans la forêt ? N’est-ce pas comme ça que débutent les faits d’hiver sordides ?

Comment faire pour renouer notre lien d’écoute avec le vivant, et suivre l’instinct qui nous tisse ensemble et nous invite au dialogue ? Silence Vacarme ouvre en grand les portes de l’imaginaire sonore, à la fois dans l’espace qui nous entoure et le temps de la mémoire. Avec la force tranquille de ce spectacle, nous retrouvons la folie du monde un peu plus ouvert·es, un peu plus poreux·ses – un peu plus sensibles.

Lire nos autres articles Théâtre, Musique et Festival d’Avignon.