À la cour du Palais des Papes d’Avignon, Marlene Monteiro Freitas présente NÔT, une expérience qui effraie au sens dont parle Pascal Quignard dans L’Origine de la danse lorsqu’il écrit « effrayer c’est ex-fridare, sortir de la paix ». Nous ne sommes pas en paix pendant ce spectacle, nous sommes intranquilles. Parce qu’il refuse tout saisissement univoque, NÔT dérange aussi bien dans la forme que dans les attentes que l’on pouvait avoir, et la chorégraphe assume complètement ce décalage. Il ne faut pas chercher à raccrocher NÔT à l’idée que l’on se fait des Milles et une nuit si l’on veut en apprécier toute la force. Accepter de ne pas saisir c’est se laisser entraîner dans l’expérience trouble de la nuit.
Qui a dit que les contes font faire de beaux rêves ?

La NÔT proposée par la chorégraphe — « nuit » en capverdien — est peuplée de cauchemars, de visions sombres et dérangeantes, de celles que les contes anciens éveillent. Car les contes ont aussi leur part d’obscurité et c’est celle-ci que la chorégraphe décide d’explorer dans son spectacle. De la multitude de lits aux draps maculés de sang qui rappellent les couches des femmes de barbe-bleue, aux poupées brisées et ensanglantées en passant par des pantins- despotes, Nôt explore un imaginaire subversif et sombre.
Les contes ont aussi leur part d’obscurité et c’est celle-ci que la chorégraphe décide d’explorer dans son spectacle.
« Une nuit qui s’ajoute aux autres nuits », plus glaçante et aseptisée qu’on ne se l’imagine quand on pense à ce récit du neuvième siècle. Pourtant cette lecture est pertinente dans la froideur et la violence qu’elle propose : ces histoires n’ont rien de réconfortant : Shéhérazade tente d’éviter une mort certaine. Dès lors, que peut-il exister dans cet entre-deux sinon la peur, l’horreur et le mystère ? J’ai vu —entre autres — dans cette lecture de Marlene Monteiro Freitas une mise en lumière froide du despotisme du Prince.
Ordres et désordres
Les costumes induisent un rapport de force ambigu : de longues robes noires de velours agrémentées d’un col fluo, étrange mélange entre soubrettes et arbitres d’un jeu aux règles inconnues.
Un principe de mouvement guide les corps dans NÔT : l’obéissance et la contrainte. Par des jeux de bruitages, le son précède le geste d’une servante qui gémit en astiquant le décor, le bruit semble forcer ses actions. Un pantin effaré est déplacé violemment, son visage est tourné par des mains gantées, ses jambes s’agitent en panique. Les costumes mêmes induisent un rapport de force ambigu : de longues robes noires de velours agrémentées d’un col fluo, étrange mélange entre soubrettes et arbitres d’un jeu aux règles inconnues. La scénographie faite de cages métalliques blanches et d’une lumière de stade rappelle les éléments des terrains de football, en écho avec les sons de sifflets produits par les danseurs. Les percussions évoquent les marches forcées des militaires, sonnant un tempo qui guide les mouvements saccadés et précis des danseurs – automates.

Pourtant ce rapport de force grince, il déraille, il éclate par l’accumulation des gestes, la surimpression des mouvements et des éléments à regarder. L’œil se perd dans ce monde chaotique qui semble régit par des lois insensées. Les figures elles-même oscillent entre rigidité et déversement : tout se liquéfie en elles. C’est une véritable expérience du cauchemar, moment si particulier dans lequel on ne sait à quoi se raccrocher, tout ce qui fait sens nous déroute et l’on est accablé·e, étouffé·e presque par la profusion de fumée, de musique, de bruits, d’images et de gestes qui nous assaillent.
Grandeur et décadence

Les symboles font nombre dans ce spectacle : dès le début, un des performeurs mime se soulager dans un pot de chambre dont il verse le contenu imaginaire sur les spectateur·ices tantôt dégouté·es tantôt amusé·es. Au-delà de la provocation qui a pu choquer certain·es il me semble que ce choix donne à voir toute la force symbolique de l’imaginaire : on sait pertinemment que ce bol ne contient aucun excrément, que cette personne ne se soulage pas dans ce récipient, pourtant la réaction interne reste celle du dégoût. Ce geste banal souligne de façon paradoxalement subtile la croyance à l’oeuvre chez les spectateur·ices, comment ce qui est fait sur scène —malgré sa fictionalité — est ressenti comme vrai, ou du moins comme symboliquement opérant.
Au-delà de la provocation qui a pu choquer certain·es il me semble que ce choix donne à voir toute la force symbolique de l’imaginaire.
Le contraste entre les lits toujours plus immenses, aux draps infinis et les trônes ridiculement bas et petits participe aussi de cette dichotomie symoblique. L’écart entre la prestance de ces figures et leurs voix fluettes, tous ces éléments éveillent la question de la mesure et de la démesure. On peut aussi y lire la démonstration de la fragilité d’un pouvoir qui tente de s’imposer.
La musique, à la fois magnifique et inquiétante, symbolise bien toute la grandeur et la décadence que ce spectacle tente d’explorer. Bien qu’il semble faire la part belle aux clichés des spectacles du IN qui agacent parfois par leur aspect hermétique — le public semblait divisé à la cour : entre fuite et standing ovation — il y a un geste qui puise sa force dans le saisissement au-delà des mots. Si l’expérience n’est pas de tout repos ni forcément agréable, elle a ceci de sincère qu’elle ne cherche pas à conforter les spectateur·ices dans un conte qui endort, au contraire : NÔT réveille, surprend, dérange et ne laisse pas indifférent·e.

NÔT
Chorégraphie – Marlene Monteiro Freitas
Avec – Marie Albert, Joaozinho da Costa, Miguel Filipe, Ben Green, Henri « Cookie » Lesguillier, Tomas Moital, Rui Paixao, Mariana Tembe
Assistanat choregraphique – Francisco Rolo
Conseil artistique – Joao Figueira, Martin Valdes-Stauber
Scénographie – Yannick Fouassier, Marlene Monteiro Freitas
Assistante à la scénographie – Emma Ait Kaci
Lumieres et direction technique – Yannick Fouassier
Costumes – Marlene Monteiro Freitas, Marisa Escaleira
Son – Rui Antunes
Présenté dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 11 juillet.
Prochaines dates
6 au 9 août – International Summer Festival Kampnagel, Hambourg (Allemagne)
14 et 15 août – Berliner Festpiele / Tanz im August, Berlin (Allemagne)
28 et 29 août – La Bâtie, Festival de Genève (Suisse)
11 au 14 septembre – Culturgest, Lisbonne (Portugal)
19 et 20 septembre – Rivoli, Teatro Municipal do Porto (Portugal)
6 au 8 février 2026 – Onassis Stegi, Athènes (Grèce)
20 et 21 février – PACT Zollverein, Essen (Allemagne)
4 et 5 mars – Le Quartz, Scène nationale de Brest
25 au 28 mars – La Villette, Paris
22 et 23 avril – La Comédie de Clermont-Ferrand
29 et 29 avril – MC2: Grenoble
6 et 7 mai – Maison de la Danse, Lyon
14 au 17 mai – Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles (Belgique)
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