Henriette ou la fabrique des folles, de Cyrille Atlan

HENRIETTE ou la fabrique des folles : libérer les fantômes

Au cœur de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, Cyrille Atlan fait entendre dans HENRIETTE ou la fabrique des folles la voix et la vie de son arrière-grand-mère enfermée plus de quarante ans dans un asile d’aliénée. Un spectacle comme un acte de libération, porté par une mise en scène à la lisière du fantastique et par une écriture proprement extra-ordinaire, à la fois délicat, politique et bouleversant.

Et si le secret le mieux gardé d’Avignon était que les spectacles les plus fascinants du festival ne se trouvaient justement pas à Avignon, mais… de l’autre côté du fleuve ? Il faut faire l’effort de sortir des remparts, prendre le bus, passer au pied de la tour Philippe-Le-Bel, et arriver à Villeneuve-lès-Avignon, que domine le fort Saint-André. Loin de l’agitation de la cité des Papes, le calme de Villeneuve est propice aux découvertes sensibles – qu’elles se nichent au festival Villeneuve-en-Scène (par exemple Prélude de Pan), ou à la Chartreuse, centre national des écritures du spectacle, et son programme des Rencontres d’été. C’est notamment là, entre ces murs du XIVe siècle, qu’on avait été transformé par l’expérience magnifique d’Ouverture, de Géraldine Chollet l’année précédente. Et c’est également là qu’on peut découvrir cette année HENRIETTE ou la fabrique des folles, de Cyrille Atlan, programmé conjointement au festival Villeneuve-en-Scène et aux Rencontres d’été de la Chartreuse.

Libérer Henriette

En arrivant, alors que la nuit tombe, on est conduit non dans le célèbre cloître, mais par un chemin latéral, vers l’arrière du monument, dans un espace inouï : une ancienne salle en pierre, de la hauteur d’une chapelle, et dont un mur s’est effondré, la laissant sur un côté entièrement ouverte au vent nocturne. Franchissant cette ouverture, tel un seuil magique, nous découvrons alors, niché au cœur de la salle, un petit théâtre de tissu faiblement baigné de lumière chaude, comme à la lueur de bougies. La voix de Cyrille Atlan résonne, fait entendre des phrases étranges, une lettre adressée à un directeur quelque part, pleine de déférence maladroite et de formulations incorrectes, et qui demande audience. Qui demande attention et écoute.

Cette lettre est d’Henriette – l’arrière-grand-mère de Cyrille Atlan, qui a passé plus de la moitié de sa vie à l’asile d’aliénés de Montperrin à Aix-en-Provence, de 1930 à 1976. Quarante-six années de privation de liberté, dans un environnement plus déshumanisant que thérapeutique, plus répressif que bienveillant. Quand cette femme lui apparaît, muette, en rêve, Cyrille comprend qu’elle lui demande quelque chose : l’entendre, raconter son histoire, lui donner enfin la parole, comme un acte de libération.

C’est ce qu’elle s’attelle à faire, exhumant le dossier d’Henriette, rempli de notes de médecins et de préfets expédiant son cas en diagnostics très succincts, de mots de sa famille, et de deux lettres de la main d’Henriette, dans lesquelles on discerne sa volonté de vivre et la langue si particulière de son discours. À partir de ces quelques documents, Cyrille Atlan écrit la pièce – l’histoire d’Henriette, racontée par ses mots à elle. Le petit théâtre de tissu s’ouvre alors, Cyrille se métamorphose et devient son arrière-grand-mère, juive arrachée à son Algérie natale et à ses enfants, mise dans un bateau pour la métropole et placée d’office (c’est-à-dire par ordre préfectoral) à l’asile de Montperrin, qu’elle ne quittera jamais. Qu’est-ce que cette femme, décrétée folle, aliénée, et schizophrène, par une assemblée d’hommes, a bien pu vivre, penser, ressentir, pendant ces quarante-six ans ? Cyrille Atlan s’appuie sur des recherches menées par sa tante Paule Atlan, psychologue, sur les conditions d’internement au cours du XXe siècle et l’évolution de la psychiatrie, pour reconstruire ce destin perdu.

Une langue fantastique

On souffre en entendant la liste des sévices imposées aux patientes par une époque qui ignore la réalité de la maladie mentale : camisole, électrochoc, isolement, stérilisation forcée… Et en même temps, c’est Henriette qu’on entend, c’est elle qui nous raconte, qui se raconte, malade certes, mais aussi drôle, cynique, perspicace et farouchement indépendante. « Henriette, mère de cinq enfants, bientôt divorcée », telle qu’elle se présente elle-même. Cyrille Atlan lui prête son corps et sa voix, et l’incarne d’une façon si sensible que l’expérience en devient troublante, sinon bouleversante. Dans son théâtre de chiffon, Henriette existe, manipule des poupées qui représentent ses enfants, fait parler un drap, construit son monde avec ce qu’elle a. Raconte son chien de mari, le bouillonnement de sa colère face aux violences subies, la vie quotidienne de l’asile, et les échos des événements du XXe siècle qui parviennent jusqu’à elle – Seconde Guerre mondiale, guerre d’Algérie…

La mise en scène, tout en dévoilements et en ombres chinoises dans la scénographie d’Aymerci Reumaux, dessine cette parole avec une délicatesse infinie, en même temps que les mélodies entêtantes, jouées en direct, de Pascal Demonsant à la clarinette ou au basson emmènent le spectacle dans une dimension fabuleuse, douce-amère et mystérieuse. Cyrille Atlan raconte un réel, mais de manière fantastique, comme il sied aux fantômes et aux marginaux.

Mais surtout, ce qui rend la pièce extraordinaire, c’est bien cette langue, parole d’Henriette reconvoquée par l’écriture de Cyrille Atlan. Son français est une autre langue, un idiolecte prodigieux et fantasque que n’aurait pas renié Novarina. Dans sa bouche, les verbes se conjuguent sans pronoms et sans règle, les mots anciens ou d’argot, néologismes, barbarismes et autres variations peuplent les phrases que des images irradient… Ainsi, les infirmières et les médecins deviennent des cornettes et des joufflus, on y cherche la clartitude ou la survivance, « on tremble du barbillon » ou « on s’esclaffe la myrtille »… Son étrangeté n’est alors pas tant un obstacle à la compréhension qu’une porte d’entrée dans son esprit et qu’un vecteur de son émotion. Il est impossible de résumer en quelques lignes toutes les particularités et la richesse de son langage – le texte, auto-édité, se trouve à la librairie de la Chartreuse.

Mais c’est bien cette écriture, radicale sans être jamais prétentieuse, qui fait entendre une voix inouïe, qui ressuscite Henriette, qui nous retourne l’intérieur, et libère le fantôme. Et c’est la marque d’une œuvre exceptionnelle que de donner à voir et à entendre tout à la fois une vie individuelle si viscéralement rapportée et une histoire sociale invisibilisée, unies dans une forme stylistiquement incomparable et plastiquement magnifique. Alors, en donnant la parole à son aïeule, en donnant corps à son fantôme pour lui rendre sa plus totale dignité, c’est non seulement Henriette, mais toutes les aliénées, les folles d’hier et d’aujourd’hui victimes d’un système patriarcal et neuronormatif, que Cyrille Atlan libère, dans ce spectacle d’une rare délicatesse et sensibilité, unique et captivant.

HENRIETTE ou la fabrique des folles

Écriture, jeu et mise en scène – Cyrille Atlan
Dramaturgie et marionnettiste – Isabelle Ployet
Recherches – Paule Atlan
Musique – Pascal Demonsant
Scénographie – Aymeric Reumaux
Régie plateau et marionnettiste – Gaëlle Pasqualetto
Régie technique – Jules Husson
Accompagnement technique – Caroline Robert
Chargé de production – Arnaud Vercammen

Du 8 au 20 juillet, à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, dans le cadre des Rencontres d’été et du Festival Villeneuve-en-scène.

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