Personne n’est ensemble sauf moi : qui décide de ce qui est normal ?

Un chœur dans l’agora

Le théâtre de la Tempête est rempli ce dimanche à 16h. Une salle impatiente de saisir ce qui se cache derrière Personne n’est ensemble sauf moi, dernier spectacle de la compagnie Amonine, mis en scène par Cléa Petrolesi. Un titre évocateur de la tension entre l’individualité et le groupe, alors même que la pièce propose de traiter du rapport à la différence, à la norme, à l’autre qui nous fait face.

© Philippe Stisi

À l’image d’un chœur antique, quatre comédien·nes et un musicien se rassemblent au centre d’un hémicycle aux allures de théâtre grec. Dans la plus grande tradition, les interprètes adressent au public le récit de Damoclès, et de l’épée qui flotte au-dessus de sa tête. Le mythe devient alors l’opportunité pour les personnages de se raconter, de dire l’épée qui les menace. Le théâtre grec se transforme en agora, espace ouvert où tous·tes peuvent se croiser, lieu du questionnement. Et les regards ne trompent pas, c’est bien avec la salle que Léa.o, Clarisse, Aldric et Oussama, jeunes personnages à l’orée de la vie d’adulte et porteur·ses de handicaps invisibles, partagent morceaux d’histoires et bouts de vie. Nous voilà face à une place publique spectaculaire, capable de faire parler celleux qui sont souvent réduit·es au silence. Les récits mythiques deviennent les paraboles de ces témoignages issus du réel, l’extraordinaire marche depuis laquelle chacun·e saute pour pénétrer le visible. Mais dans un monde peuplé de Saint-Thomas, comment faire voir ce qui est à l’intérieur de soi ?

Inclusif et explosif

Personne n'est ensemble sauf moi, de Cléa Petrolesi
© Caroline Gervay

Ce spectacle, c’est d’abord le récit d’un projet né de la rencontre avec des jeunes en situation de handicap du programme Phares de l’ESSEC pour favoriser leur accès aux études supérieures. Un tutorat de quatre années, de la troisième à la terminale, dans le cadre duquel la compagnie Amonine anime des ateliers théâtre. Des liens forts se tissent entre artistes et lycéen·nes, et germe alors l’idée de créer une pièce qui ferait passer le handicap invisible du côté de ce qui est vu, entendu et éprouvé. L’une des particularités du spectacle réside ainsi dans la constitution d’une troupe inclusive, dans laquelle des comédien·nes professionnel·les jouent aux côtés de non-professionnel·les en situation de handicap, sans que la distinction ne soit réellement possible.

Les témoignages se succèdent, brouillent les pistes entre réalité et fiction. Il s’agit de parler de soi, mais aussi, pourquoi pas, de s’inspirer du réel, de le réinventer, de porter la parole de l’autre, et parfois de l’imaginer. Cléa Petrolesi invoque ainsi un droit à la fiction et à la créativité pour tou·tes. La guitare live accompagne les récits de la bande, leurs émotions et leur besoin d’explosion. Je retrouve le plaisir des scènes cultes de coming-of-age movies, où le son englobe et entraîne une déflagration d’énergie. L’agora devient tour à tour la place où l’on se retrouve après les cours, une scène de concert, ou cette chambre d’ado dans laquelle on danse enfin librement. Autour de moi, la vibration se propage, on s’accroche à son fauteuil, trop tenté·es de les rejoindre. La qualité des compositions du guitariste Noé Dollé, créées pour le spectacle et ses interprètes est à saluer. Elles sont réécoutables ici !

Renverser la normalité

Personne n’est ensemble sauf moi, c’est l’opportunité d’interroger la normalité, ses diktats et sa violence. Rappeler que ce qui tient de l’évidence pour certain·es est une construction pour d’autres, un effort, souvent une angoisse. Le spectacle convoque ces discriminations qui touchent celleux qui sortent du moule étroit imposé par notre société, et ce dès l’école. Oussama est d’ailleurs parvenu à déterminer l’une des règles de ce système de valeur absurde : “Au collège, plus t’arrives à attraper une balle, plus t’es intégré·e. »

Ces regards hors-normes font émerger l’absurdité de nos schémas imposés, les exemples de décalage affluent et on rit car on se reconnaît dans ces sensations de malaise, qui ne sont au fond étrangères à personne. Les personnages font résonner les insultes avec les sons de cloches joyeuses, et si le contraste frappe, il raconte aussi la possibilité de transfigurer sa différence. Ce qui se joue devant nous en est l’exemple même. Félix Omgba, Floriane Royon, Oussama Karfa, Guillaume Schmitt–Bailler et Noé Dollé offrent des interprétations franches et lumineuses au sein d’un collectif qui prend autant soin qu’il valorise.

La pièce agit comme un miroir tendu, une célébration du décalage, du “trop” et du “pas assez”. Ce geste artistique est éminemment politique, il agit comme la caisse de résonance de points de vue souvent passés sous silence, toujours contraints de s’adapter. La respiration angoissée des interprètes devient soupir de soulagement : c’est l’histoire d’une libération, d’une conquête, et d’un moment de communion d’intérêt général.

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