Robin Ormond traduit et met en scène Marius Von Mayenburg à La Scala : Peu importe est une discussion conjugale semée d’embuches, qui offre sur un plateau — recouvert de paquets cadeaux, qu’on croit s’offrir et qui sont autant de bombes à retardement — deux morceaux de bravoure magnifiquement interprétés par Assane Timbo et Maryline Fontaine, grand·es interprètes, véritables révélations de ce moment de théâtre, intime et cruel.
La faillite du couple à la loupe
Ausculter le couple, détricoter ses nœuds, mettre au jour ses mécanismes, voilà le propos de la pièce de Marius von Mayenburg, dramaturge allemand contemporain, dont Robin Ormond signe ici la traduction et la mise en scène. Un but précis, donc, méticuleux, quasi chirurgical, servi avec tout autant de précision et de méticulosité par deux acteurs au cordeau, Assane Timbo, toujours juste, et Maryline Fontaine, toujours magistrale. La mise en place, la scénographie et la dramaturgie sont tout aussi nettes et limpides, le rythme est tenu (la pièce se déploie avec un début, un milieu, une fin en une heure vingt top chrono, c’est assez rare pour être souligné), ce Peu importe efficace et acéré est un véritable petit bijou d’orfèvrerie : tout est poli, et tout brille. Un diamant parfait dont les facettes lisses et transparentes ne seront érodées que par la lente et cruelle déréliction du couple à l’étude.
Un couple, à la vie comme au théâtre, un couple ça ne dure pas. On le sait que les histoires d’amour finissent mal, en général, voire tout le temps, on n’est pas né de la dernière pluie.
Alors qu’on pensait que tout allait bien, ou alors que tout irait bien, que ça n’était pas si grave ces petites piques, ces petites divergences d’opinions, celles dont on s’accorde à passer outre, car elles ne sont pas déterminantes, elles n’entament pas l’amour que l’on se porte, alors que l’on pensait que le couple allait durer éternellement, d’une durée fondée sur la vie installée, l’appartement, la carrière, l’enfant, les rêves (que l’on croyait) communs, les désirs (que l’on pensait) partagés, eh bien en fait, je vous le donne en mille : ça ne va pas se passer comme ça. Ça n’est même pas un spoiler alert (une divulgachade) (j’invente), on le sait dès le début : un couple, à la vie comme au théâtre, un couple ça ne dure pas. On le sait que les histoires d’amour finissent mal, en général, voire tout le temps, on n’est pas né de la dernière pluie.

L’important de ce Peu importe n’est donc pas là, pas dans l’intrigue, mais bien dans le peu : le diable est dans les détails. La pièce du dramaturge allemand s’évertue à fouiller les petites paroles, les petites formulations, qui, si minces soient-elles, sont autant de petites brèches qui deviendront grandes, deviendront prétexte à l’effondrement. Un prénom inconnu répété plusieurs fois, une remarque innocente reçue comme un affront, une question restée en suspens sur laquelle on revient, des mots murmurés qu’on demande à être ré-articuler, des glissements de conversation comme des glissements de terrain : tout arrêt de conversation se clôturant par un « peu importe » anodin qui en réalité signe la déflagration du couple, mais au long cours, la lente implosion du sacro-saint duo hétérosexuel, mais au ralenti. La mort du couple en direct, piano piano.
L’infinité des possibles
Reflet de l’installation scénique qui recouvre le plateau d’une montagne de paquets cadeaux, ce dispositif promet des cadeaux en pagaille.
Il y a un homme et une femme qui forment un couple. Changement de costume (un t-shirt, un peignoir, une manière de porter un pull, un jogging) et un autre homme, une autre femme apparaissent, et c’est un autre couple. Assane Timbo et Maryline Fontaine interprètent tour à tour un traducteur dans une petite maison d’édition et une commerciale dans une grande entreprise, mari et femme, puis au détour d’un moment de suspens dans la conversation, ils deviennent un commercial dans une grande entreprise et une traductrice dans une petite maison d’édition, mari et femme. Ils jouent tous les rôles, dans deux systèmes de couples. Reflet de l’installation scénique qui recouvre le plateau d’une montagne de paquets cadeaux, ce dispositif promet des cadeaux en pagaille : cadeau pour les acteur·ices, que ce texte qui leur offre deux rôles chacun·e et leur permet d’exercer leurs muscles d’interprétations ; un cadeau pour Robin Ormond, qui l’oblige à une direction d’acteur·ice intransigeante et rigoureuse ; un cadeau pour le public, enfin, qui se délecte des talents de jeu et de mise en scène de ce spectacle précis, exact, intelligent.
Et il est intéressant de voir comme chacun·e des spectateur·ices s’approprie les mêmes discours portés par des personnages différents : les mots ont-ils exactement la même portée ? Les intonations sont-elles vraiment les mêmes ? Peut-on prêter les mêmes intentions à un homme qu’à une femme ? Reçoit-on de la même manière le discours sur l’argent et la carrière quand il est porté par l’épouse ? Et celui sur la charge mentale quand il est porté par l’époux ? Qu’est-ce que ça vient frotter en nous ? Qu’est-ce que ça révèle de nos propres manières d’être en couple ? Insidieusement, la pièce, qui semble au premier abord plutôt lisse et pas franchement révolutionnaire, vient questionner profondément nos modes personnels d’action et d’être et rend le public actif : qu’aurais-je dit, qu’aurais-je fait à sa place ?

Mais bientôt la montagne s’effondre et l’homme et la femme n’ont plus rien à s’offrir, rien d’autre que leur silence qui avoue leur échec. Quand la conversation est rompue, il est clair que ça faisait longtemps qu’ils ne se comprenaient plus et que le flot de paroles échangées pendant l’heure précédente était vain et ne servait qu’à combler un vide terrifiant, à retarder au maximum la fatalité du couple : nous n’avons plus rien à nous dire. Et dans ce silence, s’insère la question qui glace tout couple arrivé à son terme : comment a-t-on pu construire quelque chose ensemble ? Question ouverte qui ne sera jamais résolue, et qui nous hante encore.
Peu importe
Texte — Marius von Mayenburg
Mise en scène & traduction — Robin Ormond
Interprétation — Marilyne Fontaine & Assane Timbo
Scénographie & lumières — Manon Vergotte
Costumes — Louse Digard
Création sonore — Arthur Frick
Dramaturgie — Laurent Muhleisen
Durée 1h20.
À La Scala Paris les vendredi, samedi et dimanche jusqu’au 4 janvier.
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