Les visages des quatre comédiennes de Craving, de Laurie Iversen, éclairés dans la pénombre, au festival JT24.

Craving : avoir terriblement besoin

Pleins Feux se réjouit de suivre cette année encore la programmation du JT24, un festival dédié aux créations de jeunes artistes issu·es d’écoles nationales. Nous y avons vu Craving de la Compagnie Terra Forma au Grand Parquet, un spectacle écrit et mis en scène par Laurie Iversen avec une équipe issue de l’ERACM.
Un besoin jusqu’à la terreur, c’est de cela que traite Craving, en se demandant quel est le prix à payer d’avoir bu une bière avec son père quand on avait 17 ans.

Le spectacle aborde cette épineuse question de notre rapport à l’alcool à partir du point de vue d’une jeune femme dont le père est un malade alcoolique. Cette jeune femme est interprétée par quatre comédiennes, Sophie De Guérines, Laurie Iversen, Marie Rahola, Deniz Türkmen, qui endossent à elles toutes les différentes facettes du récit.

Quatre corps pour une âme, quatre voix pour un cri

L’histoire commence un matin, dans une lumière orangée d’août, les quatre interprètes en jaune, rouge, bleu ou veste en jean s’avancent et se campent face au public. Toutes sont la fille d’un père qui vient d’être quitté par son amie. Toutes sont la fille d’un père qui commence à boire. Et quand celui-ci est hospitalisé une première fois, elles répètent en chœur ses mots : « Tout va bien », laissant leurs bras saisis d’incompréhension retomber sur leurs cuisses.

C’est le premier chapitre d’un cycle de chutes et rechutes, où il faut comprendre, apprendre, agir, aider, essayer encore de comprendre, voir ses actions tomber à l’eau, ses espoirs s’étioler, et encore accompagner, s’inquiéter, se trouver impuissante et pourtant continuer à vivre. Craving trouve une justesse dans ce choix de déquadrupler le récit d’une jeune femme aidante pour mieux souligner ce qu’implique cette position vis-à-vis du malade.

Le père comme un fantôme

Sur scène, la présence du père est fantomatique, ce qui évite toute caricature. C’est la tentative de compréhension de ce qu’est le craving, ou manque, qui esquisse les contours de son histoire à lui qu’elle encaisse elle, sa fille. L’endroit où cette absorption sensible et le désarroi qui l’accompagne s’illustrent le mieux, c’est dans une scène escaladée où le père et la fille sont au seuil d’une entrée en cure de désintoxication. La fille prépare une trousse de toilette comme si le salut de son père, et en creux le sien, s’y trouvait. C’est comme si ce sujet pouvait suffire à éluder ce qui est en train de se passer, à savoir la gestion du manque et son irrépressible crescendo. Au moment où l’ambulance arrive, le père est au pic du manque et sa fille a beau lui crier que toutes les bouteilles sont vides, qu’il faut y aller, qu’il va y arriver, le corps du père refuse en se vidant.

On peut souligner que le texte de Laurie Iversen réussit dans son incarnation au plateau, à situer le personnage de la fille entre la multiplicité des objets à penser quand on est le proche d’une personne malade, et à représenter ce vide inhérent à la distance entre soi et l’autre, entre ce qu’on voudrait faire et ce qu’il est possible de faire face à la violence d’une maladie qui ronge et détruit.

Des paroles invitées

À plusieurs reprises, le spectacle décroche de l’histoire du père pour prendre des chemins de traverses. Interviennent alors des pensées, des vidéos, des témoignages de consommateurs. Quand sur l’écran défile les images d’un supermarché, sur le plateau débute l’énonciation d’une liste d’alcools, infinie jusqu’au rire ou à l’asphyxie. À cet endroit, le spectacle tente de rapprocher consommation et incitation. Un lien qui est par ailleurs abordé dans quelques témoignages qui interviennent lorsque l’une des comédiennes quitte le centre du plateau pour se réfugier dans une petite alcôve de tissu transparent, sur laquelle sont projetées ce qui nous semblent être des vapeurs d’alcool. D’ici parlent d’autres personnes, qui ne sont pas de l’histoire ou qui sont rencontrées sans qu’on sache comment, et qui parlent de leurs manières de boire.

On voudrait continuer à plonger dans la psyché de la fille, que tout soit dit depuis son point de vue sans presque aucune intervention extérieure. Que ces témoignages, elle se les remémore pour prendre la mesure de tout ce qui occupe l’espace mental de celle qui aide et se préoccupe. C’est l’endroit tragique qui serait à affiner, qui ne dirait pas rien du père, qui dirait tout autant de notre rapport à l’alcool, mais depuis le sentir de spectatrice qu’induit la position d’aidante.

De Craving, on ressort en ayant pensé au prix à payer pour ces verres qui d’abord n’ont l’air de rien. Reste l’empreinte de la douceur d’essayer comprendre ce qui est arrivé en le rejouant.

Craving
Texte et mise en scène – Laurie Iversen
Avec – Sophie De Guérines, Laurie Iversen, Marie Rahola, Deniz Türkmen

Vu le 22 mai 2024 au Grand Parquet (Paris), dans le cadre du festival JT24

Prochaines dates :
festival SPOT #11 – mardi 3 et mercredi 4 septembre 2024

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