Les interprètes du spectacle Bluff ! en équilibre sur leur plateau instable

Du cirque à Villeneuve en Scène : poétique de l’insécurité

Ces deux spectacles de cirque aux esthétiques très différentes sont étonnamment liés par leur thématique commune : la sécurité. Avec malice, les compagnies 100 Issues et Singulière interrogent ce fameux “danger”, pierre angulaire de leur(s) discipline(s), frisson toujours palpable dans l’écrin faussement tranquille du chapiteau. 

Les interprètes du spectacle Bluff ! sur le plateau instable
Bluff ! © Fabrice Ravier

L’invariable instabilité

Le spectacle Bluff ! prend à bras-le-corps la question du risque, en déposant ses artistes sur un plateau totalement instable, large structure circulaire construite comme un culbuto géant. Celui-ci s’impose avec défi dès la première scène, écrasant tout ce qui se trouve sur son passage, devant les yeux de la bande dont la plupart, bras croisés, n’ont pas l’air de s’en offusquer. Acceptant les règles du jeu, les dix interprètes évoluent au milieu de ce chaos, usant d’une souplesse et d’un équilibre épatants pour ne pas tomber. 

Sur ce sol fragile et chancelant, chaque micro-mouvement peut faire basculer le tout. Avec une cohésion digne d’un équipage de marins en pleine tempête, les acrobates, danseur·euses et musicien·nes tentent de construire une stabilité pérenne. Aussi tendres que malicieux·ses, ils et elles se mettent au défi et nous livrent des moments de grande poésie grâce à la danse, l’acrobatie, la contorsion, le trapèze, le mât chinois… Des disciplines déjà ancrées dans cette tradition du “risque”, obéissant ici aux règles d’un système encore plus déséquilibré et dangereux. 

L’enfer c’est les autres

Si l’on peut craindre parfois que le spectacle repose un peu trop sur son dispositif, laissant de côté sa propre dramaturgie, la figure de “Pauline”, la musicienne apeurée (Pauline Bourguère), crée un développement très intéressant dans le spectacle. Cette batteuse (de grand talent) nous met dans la confidence : le cirque, c’est très dangereux. Les boulons qui sautent, les validations techniques faites à la va-vite, la structure qui peut s’effondrer à tout moment… Elle admet même qu’elle a été embarquée de force dans cette aventure, et ne pas vraiment savoir ce qu’elle fait là. Son monologue clownesque, cachée sous la structure massive, avec comme seuls alliés sa lampe frontale et son ukulélé, est terriblement drôle et identificatoire. 

3 interprètes du spectacle Bluff ! en train de jouer de la batterie
© Fabrice Ravier

Quelques tableaux de danse, loufoques et astucieux, viennent enrichir cette réflexion sur le rapport à l’autre et la nature de l’expérience collective. Dans des chorégraphies qui feraient pâlir Beyoncé, les corps, traversés par un enthousiasme tranchant, se détachent devant nos yeux en plusieurs parties, par le truchement de deux interprètes cagoulés interprétant les bras d’un troisième devenu manchot. Plus tard, plusieurs interprètes assemblent leurs corps pour créer des espèces de monstres-musiciens hybrides. Il y a dans ces scènes des tentatives réussies d’absurde et de grotesque qui manquent peut-être dans d’autres tableaux plus sages. 

Bluff ! est une joyeuse exploration du frisson, généreuse et vivante, qui reste légèrement en-deçà de sa promesse mais qui se pare tout de même de très jolies trouvailles absurdes et poétiques. La virtuosité des acrobates et des musicien·nes (qui, tous·tes, donnent du leur dans un sacré final), est à couper le souffle, et participe d’un bel ensemble dynamique et sensible. 

Rien n’est moins sûr

Les 3 interprètes du spectacle AmalgameS en équilibre sur une barrière Vauban
Amalgames © Yassine Lemonnier

Dans le chapiteau voisin, la compagnie Singulière nous concocte un programme tout à fait différent. Laissant de côté l’objectif de la virtuosité acrobatique, les artistes adoptent plutôt le mode théâtral, voire documentaire, pour questionner notre rapport au “sécuritaire”, à l’illusion d’un monde sans danger sous couvert de restrictions de libertés. Ce ne sont d’ailleurs pas les artistes qui nous accueillent sous le chapiteau, mais deux agents de sécurité : l’un taiseux, et l’autre plus bavard. Ils distribuent les consignes et s’assurent que le public est bien installé et, si vous n’avez pas mangé, pas d’inquiétude : tout a été prévu. Quelques vérifications suivront, mais seulement pour assurer la sécurité de tous·tes. 

Le spectacle AmalgameS nous place tout de suite à un endroit très original : mis face à nos responsabilités et nos réactions prises en compte (et provoquées), nous devenons partie intégrante du spectacle. Un pianiste à la science infuse, une hackeuse professionnelle et un gorille très câlin rejoignent bientôt les deux conférenciers. Cette drôle d’équipe ne cesse de nous confronter à nos contradictions et va même jusqu’à chatouiller les limites de notre vie privée ou, du moins, en donne intelligemment l’illusion. Le thème politique du “cirque sécuritaire” ne cesse d’être filé et joue du cirque comme des “gestes barrières” – au sens on ne peut plus littéral, grâce à la présence de barrières Vauban sur scène – afin de mieux décortiquer les limites d’une société vigilante. 

Se faire embobiner

Cet ovni de cirque réserve un très grand nombre de surprises, qu’il faut taire pour en apprécier l’apparition. On est parfois gêné·es, amusé·es, inquiet·es, et facilement dupé·es, par un rythme maîtrisé et une très grande qualité d’interprétation. C’est une expérience totale, enquêtant avec espièglerie sur le rapport entre artistes et spectateur·rices. Il faut saluer la complexité du thème dont s’empare la compagnie, avec une légèreté et une dérision qui séduisent sans pourtant tout le temps convaincre. 

Dans le fil de la dramaturgie, on aurait pu préférer que du sommet des barrières Vauban le spectacle prenne un autre tournant, qu’il détricote ses propres procédés et son ironie au contraire de s’y installer, pour continuer de nous surprendre en s’appuyant davantage sur les ressorts poétiques des manipulations et acrobaties. C’est la scène de fin, course-poursuite vidéo-surveillée, pimentée d’absurdes bruitages artisanaux, qui trouve finalement ce jubilatoire équilibre entre poétique et politique.

Par sa maîtrise et son originalité, AmalgameS nous entourloupe avec intelligence et ouvre le cirque à un genre d’expériences que l’on ne retrouve pas fréquemment. Le jeu et la théâtralité viennent y tisser une narration subtile autour de questions lourdes, faisant du chapiteau un lieu de réflexion profondément politique. 

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