Et jamais nous ne serons séparés, de Mammar Benranou et Daniel Jeanneteau, au Théâtre de Gennevilliers

Et jamais nous ne serons séparés : l’existence comme attente

Tout commence par un rire dans le noir. Puis apparaît un décor d’appartement scandinave – minimaliste, design et froid. Un canapé gris métallisé sur lequel est assise une femme en robe orange. La femme attend, et ce faisant, elle se parle à elle-même. Ouvre un cabinet, sort une bouteille et un verre, hésite, puis finalement les range. Sa parole est introspective, elle semble parler pour conjurer le vide, incertaine de sa propre existence : « On dirait que je pense. » Dans sa solitude, elle attend un homme, « depuis si longtemps absent », répète-elle. La réalité se confond avec son espoir : « il va sûrement bientôt venir, puisque je l’attends. » Accompagné d’un sifflement agaçant, son monologue balance entre la divagation et l’angoisse, borde la folie douce… C’est ainsi que s’ouvre Et jamais nous ne serons séparés, seconde pièce du dramaturge norvégien Jon Fosse, mis en scène par le duo Daniel Jeanneteau – Mammar Benranou au Théâtre de Gennevilliers. Quatre ans après leur magnifique et crépusculaire Cerisaie franco-japonaise, les metteurs en scène montent cette fois-ci un texte contemporain, une des premières œuvres du prix Nobel de Littérature 2023, qui préfigure ses plus connues, sans témoigner encore du même aboutissement stylistique.

Et jamais nous ne serons séparés, de Mammar Benranou et Daniel Jeanneteau, au Théâtre de Gennevilliers
© Jean-Louis Fernandez

On commence à se demander si la personne tant attendue existe vraiment, quand une tranche de lumière taille soudain le mur du fond : une porte s’ouvre, et à travers elle, entre l’homme. Il porte un manteau long et a l’air hagard, les cheveux mouillés. La femme se jette dans ses bras, mais leurs retrouvailles sont étranges – l’homme semble ailleurs. D’ailleurs, il a beau être là, assis sur le canapé à quelques centimètres, elle continue de l’attendre. Elle alterne entre prise en compte de sa présence et répétition de son absence, qui prend des accents endeuillés : « Il a disparu à jamais comme dans la mort. » Malgré ses efforts, malgré les gestes de tendresse, il est impossible de jouer le couple heureux. Est-il réel, un rêve, une projection de son esprit ? La pièce ne prend pas parti – l’écriture de Jon Fosse est paradoxale, opposant sa propre limpidité stylistique à l’indétermination qu’elle entretient, par les répétitions et les contradictions. Toute en rengaines, elle fait tenir dans un entre-deux ses personnages, dont la qualité d’être est celle d’une existence précaire, aux modalités ambigues. Sur les meubles du décor, les cadres photos ne renvoient qu’un noir profond. Dans cette incertitude, la parole apparaît comme le seul rempart à l’oubli et à l’effacement, quand bien même elle exprime la solitude profonde. Les rengaines, comme autant de ritournelles existentielles, procurent le sentiment de la matérialité : « Je suis dans ce qui se répète, et les objets se répètent toujours. »

Vivre l’absence

D’une situation intime, Jon Fosse tire un questionnement métaphysique, aux accents terriblement beckettiens. L’absence s’y insinue partout – malgré tous les gestes qu’on fait pour la combattre, comme mettre deux couverts sur la table pendant qu’on attend, et sortir le vin qu’il préfère. Traversée par le manque comme une puissance obscure, la personne humaine en vient à se confondre avec les objets (« Je suis un objet solitaire parmi d’autres objets solitaires »), avec l’espace (« Je suis un lieu »), avec le sentiment lui-même (« Je suis attente »). L’homme revient avec une autre femme – comme un souvenir ancien. Comme souvent chez Jon Fosse, les époques sont poreuses dans un même décor. La femme les observe se faire des promesses, ce genre de promesses d’amour éternel qu’on se fait – « Tu as dit que tu ne me quitterais jamais » – mais dont on ignore la solidité. Dans la continuité d’une Cerisaie déjà emmenée sur le terrain métaphysique, Daniel Jeannetau et Mammar Benranou plongent plus profondément encore dans le labyrinthe de l’existence humaine. Leur mise en scène fait des acteur·ices les nœuds dans lesquels se joue toute la question de la réalité. Dominique Reymond y est déchirante, dans son tiraillement qui exprime la vie contre le vide, alternant avec la même intensité joie et doute, désarroi et douleur, tandis que Yann Boudaud et Solène Arbel se situent parfaitement à l’endroit juste en deça du réel, celui des fantômes familiers. La création lumière signée Juliette Besançon nimbe l’espace d’une ambiance blanche, spectrale, sans chaleur, qui participe du flou existentiel.

Et jamais nous ne serons séparés, de Mammar Benranou et Daniel Jeanneteau, au Théâtre de Gennevilliers
© Jean-Louis Fernandez

Si l’écriture de Jon Fosse est intemporelle, Et jamais nous ne serons séparés raconte sans doute quelque chose du monde contemporain. Pour Daniel Jeanneteau, la pièce « apporte une réponse à l’époque que l’on vit, obsédée par le réel, par l’immédiateté, la crise, la catastrophe, l’événement… » On peut aussi y déceler un mal-être moderne, cette solitude affective au milieu d’un monde matériel, de tous ces objets dont on s’entoure peut-être pour combler un vide. Elle raconte enfin la manière dont notre existence se constitue en vertu, et non en dépit, de sa fragilité intrinsèque, comment les fantômes y ont droit de cité quand ils nous poussent à continuer de vivre pour leur souvenir, et comment, quelque part, le sentiment profond, intime, douloureux, est la fabrique même de notre quotidien. On peut alors conclure avec l’auteur norvégien, dans une formulation toute à la fois obscure et lumineuse, « La vie n’est qu’attente. », et tout recommencer.

Et jamais nous ne serons séparés

Texte – Jon Fosse
Traduction – Terje Sinding
Mise en scène et scénographie – Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou
Avec – Solène Arbel, Yann Boudaud et Dominique Reymond
Création lumières – Juliette Besançon
Musique – Olivier Pasquet
Costumes – Olga Karpinsky
Construction décor – Théo Jouffroy – Ateliers du Théâtre de Gennevilliers
Assistanat à la mise en scène stagiaire – Juliette Carnat

Du 19 septembre au 13 octobre au T2G – Théâtre de Gennevilliers

Prochaines dates
18 et 19 novembre – Le Quai CDN, Angers
16 et 17 décembre – La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
11-13 mars 2026 – Bonlieu Scène Nationale, Annecy
18 et 19 mars – Le Méta, CDN Poitiers Nouvelle-Aquitaine
8-10 avril – Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier
28-30 avril – Comédie de Reims, CDN

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