Le festival d’Avignon est plein de surprises et parfois certains spectacles se font étrangement écho ou sont emprunts de désirs communs. Lors de cette édition, deux spectacles ont pris le parti de se réapproprier les mythes antiques : la compagnie pEtites perceptiOns avec le spectacle Icare la tête ailleurs joué au théâtre du Train Bleu, ainsi que Les Héroïdes de la Cie BrutaFlor joué au 11 Avignon. Pleins Feux raconte cette grande entreprise artistique.
Icare la tête ailleurs
Comme le laisse imaginer le nom de la compagnie pEtites perceptiOns, leur interprétation d’Icare se fera dans un univers d’images, emprunt de poésie et de symbolisme. Le mythe d’Icare sera le point de départ d’une parabole esthétique et littéraire autour de l’isolement et de la peur de l’inconnu.
Lorsque l’on arrive dans l’exiguë salle du théâtre du Train Bleu, on découvre le petit plateau de la Salle 1 enseveli sous un bric-à-brac en tout genre : structure de bois et de tissus, vélo suspendu, lampe, aquarium retourné… Au sol, un homme est allongé, c’est Icare qui rêve.
On se rappelle du mythe d’Icare : enfermés dans un labyrinthe, Icare et son père Dédale l’architecte, se fabriquent des ailes et s’échappent par les airs. Mais Icare, grisé par le vol et ignorant les mises en garde de son père, se brûle les ailes, tombe dans la mer et se noie.
Icare est d’emblée présenté comme un personnage singulier, marginal. Nous sommes très loin du héro mythique. Sa parole est brouillonne et tremblante, si bien que ses mots ne sortent pas droits : Il a « les mains mouettes » et non moites, il est enfermé dans un « labylarinthe ». Sa voix tremble du monde extérieur qui l’inquiète et le restreint. S’oppose à lui son père, Dédale, rationnel et mesuré, ainsi qu’Ariane, une figure mystérieuse qui ne parlera pas, mais habitera l’espace de gestes et de mouvements.
La compagnie pEtites perceptiOns défend un univers tendre, poétique et imagé. Les boucles blondes de Mattias De Gail qui incarne Icare, son innocence et son obsession pour les étoiles, nous rappellent incontestablement le Petit Prince. La forme et le ton du texte nous ramènent également à un conte philosophique qui pourrait s’adresser aux enfants. La parole est peut être un peu trop allusive et nébuleuse pour en faire un jeune public si bien que l’adresse n’est pas entièrement trouvée.
Le fort de ce spectacle réside dans l’univers d’images qu’il produit à partir d’éléments scéniques très simples : de la ficelle, un aquarium, du bois, des rouleaux de pelouses synthétiques. La créativité et l’ingéniosité du jaillissement des tableaux sont très surprenantes. Ce sont toutes les images qu’invente Icare pour rendre le monde du dehors plus accueillant. Avec quelques lumières LED, iels nous emmènent dans de grands voyages intergalactiques. Pourtant, les images arrivent parfois à leur limite. Déjà limitées par l’exigüité du plateau, qui ne rend pas hommage au décor, les images le sont également dans leur durée : à peine avons nous le temps d’en éprouver une, que nous passons déjà à une autre. Cela génère une certaine frustration car nous avons à peine eu le temps de nous poser que nous voilà déjà reparti·e·s pour un autre voyage visuel. Cela conduit également les comédien·nes à beaucoup de manipulations des éléments du décor, nous empêchant de nous concentrer sur le texte et finissant par rendre un peu confus le propos.
D’autant plus que le sujet est en soit très ambitieux : construire une pièce autour d’un personnage qui aspire à l’immobilité et tourne volontairement en rond. Comment ne pas transmettre un sentiment piégeux et redondant aux spectateur·ices ? Passer par le mythe pourrait être une réponse. Dans les tragédies grecques, on sait qu’on ne peut pas échapper à son destin. Le fatum annule la possibilité d’une échappatoire, les personnages des mythes sont piégés dans leur narration. Ainsi, les imaginaires convoqués par ces figures nous permettent de rester en haleine avec les comédien·nes.
Les Héroïdes
La Cie BrutaFlor présente l’écriture de plateau féministe et déjantée mise en scène par Flávia Lorenzi inspirée de l’œuvre éponyme d’Ovide Les Heroïdes. Le texte d’Ovide donne la parole à des héroïnes mythologiques ou légendaires qui écrivent des lettres d’amour à leurs amants qui sont loin d’elles. La compagnie s’est basée sur ce texte pour lui apporter un éclairage contemporain. Les comédiennes extraient la voix de ces femmes de la plume d’un homme et mettent en lumière les vraies problématiques dont ces femmes illustres devraient se plaindre.
Les six comédiennes : Lice Barbosa, Capucine Baroni, Juliette Boudet, Laura Clauzel, Lucie Brandsma et Ayana Fuentes-Uno, incarneront tour à tour Ariane, Niki de St-Phale, Hypsipyle, Médée, Pénélope, Didon, Déjanire, Hélène et même Hercule. La pièce commence sur un quiz haut en paillettes et énergie autour d’Ariane qui se lamente de son abandon par Thésée. Le jeu est alors de choisir quelle est la bonne explication de cet abandon selon les versions écrites dans la littérature. L’ensemble des raisons exposées par ces textes anciens sont au mieux absurdes, au pire profondément misogynes. La pièce se présente comme un rétablissement de la vérité, un règlement de compte avec l’histoire des lettres. La compagnie donne enfin de la voix à des héroïnes. Le Male Gaze et la masculinisation de l’Histoire sont dénoncés avec des phrases acides. L’on apprend que Didon a traversé la mer méditerranée pour finalement fonder Carthage. Elle a tant voyagé que les Libyens la renommèrent Didon, ce qui signifie littéralement l’errante. La comédienne soulève alors « qu’il y a eu 12 000 vers écrits sur le périple d’Ulysse par Homère, mais pas un seul pour narrer le voyage de Didon, de là à dire que c’est parce que c’était une femme, ne soyons pas paranoïaque… »
Les comédiennes sont captivantes, avec l’énergie féroce des tirades que l’on peut dire la tête droite. Les portraits de ces différentes femmes se succèdent et s’accompagnent parfois de passages chantés, où l’on découvre avec joie que toutes sont également chanteuses. Le niveau d’exigence reste bien haut tout au long du spectacle. Toutefois, la forme « écriture de plateau » donne un sentiment de patchwork légèrement frustrant : on aspire à une évolution vers un ensemble plus organique. Les vrais passages de chœur se font systématiquement en chanson, la composition reste une succession de monologues.
Néanmoins, on prend un vrai plaisir à voir les comédiennes démystifier ces monstres sacrés. Elles nous accompagnent avec légèreté dans une rétrospective critique. Notre regard ne se posera plus de la même façon sur les statues des musées et nous chercherons sur les piédestaux les figures manquantes.
Les spectacles Icare la tête ailleurs et Les Héroïdes abordent selon des esthétiques très différentes la réécriture des mythes. Le premier par une mise en image d’un personnage dont les mots lui manquent, le second au contraire, par un dynamitage des images et une envie de pouvoir dire ses propres mots haut et fort. Icare la tête ailleurs et Les Héroïdes ont l’audace et la maturité des compagnies qui peuvent se confronter à des textes millénaires pour mieux en découper à leurs contacts leur identité, leur voix et leur univers.
Icare la tête ailleurs
Texte et mise en scène – Achille Sauloup
Mise en espace et création sonore – Katerini Antonakaki
Musique – Ilias Sauloup
Création d’images – Olivier Guillemain
Regard extérieur – Florian Choquart
Lumière – Gwenaëlle Krier
Jeu – Mattias De Gail, Achille Sauloup et Katerini Antonakaki
Administrateur de production – Benjamin Dussud
Chargée de diffusion – Mariana Rocha
Attachée presse – Sabine Arman
Plus d’informations sur le spectacle ici
Les Héroïdes
Création collective – d’après Ovide, avec des textes de Hélène Cixous, Ana Maria Martins Marques, Niki de Saint-Phalle, Ovide et l’ensemble de l’équipe de comédiennes
Mise en scène et dramaturgie – Flávia Lorenzi
Direction musicale – Baptiste Lopez
Avec Alice Barbosa, Capucine Baroni, Juliette Boudet, Laura Clauzel, Lucie Brandsma et Ayana Fuentes-Uno
Assistante à la mise scène – Manu Figueiredo
Préparation corporelle – Luar Maria
Costume – Charlotte Espinosa avec la collaboration de Veronica Réndon
Création lumière – Robson Barros (adaptation Moïra Dalant)
Graphisme et vidéo – Fernanda Fajardo
Diffusion – Prune Bonan
Presse – Fabiana Uhart
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