Du 22 au 24 mars 2024, à Tours, a eu lieu la huitième édition du Festival WET°, qui met à l’honneur le théâtre émergent. La programmation a été décidée par les sept membres du Jeune Théâtre en Région Centre (JTRC), en complicité avec la direction du Théâtre Olympia. Pleins Feux revient sur cinq des propositions de celle-ci, qui témoignent de la vitalité des approches contemporaines des jeunes artistes.
Pour cette huitième édition, il semblerait que le fil, ténu mais tangible, qui relie toutes les créations programmées par la Jeune troupe, soit le regard. Regarder et être regardé, observer à travers des filtres déformants et arbitraires et ne rien voir du tout, être trompé par ce que le regard croit voir ou, au contraire, dissiper la brume grisâtre qui brouille la vision, lutter pour exister dans le regard de l’autre ou, à l’inverse, s’abstraire de la représentation dans laquelle le regard des autres enferme. En somme, toutes les propositions du Festival WET° invitent le spectateur à interroger le regard qu’il porte sur son éphémère voisin, dans la pénombre d’une boîte noire, sur une société qui marginalise les êtres exhibant sans vergogne les peurs tapies au fond de la morale bien-pensante du collectif, et sur son propre corps, souvent reflet d’une image qu’il ne contrôle pas et le trahit.
I’m deranged : la schizophrénie de l’exil
Le grondement cristallin qui éclate dans l’obscurité totale et la première lueur jaune sable qui éclaire une face seulement du visage de Mina Kavani annoncent d’emblée la dichotomie qui caractérise le monologue de l’interprète.
Née à Téhéran sous la république islamique, Mina grandit au milieu de la censure et de la répression, de la haine envers l’Occident, alimentée par les matriarches de son pays, délatrices et absolutistes, et la secrète admiration que génère la culture européenne chez les révolutionnaires iraniens. La violence qui bat les pavés de la ville, et se répercute dans ses souterrains, où la jeunesse libère la sauvagerie à laquelle les horreurs commises par le système du pire l’ont habituée, presse les jeunes à fuir.
Le cœur débordant de rêves, Mina embarque pour Paris, dont l’imaginaire imprègne depuis toujours son esprit. Sans surprise toutefois, elle déchante à son arrivée. Prisonnière de son statut de réfugiée, isolée dans un studio de 23m2, coupée de sa famille qu’elle ne voit désormais plus qu’apparaître à travers l’écran de son téléphone, oppressée aussi bien par le bruit que par le silence, glacée par le froid qui hante les relations interpersonnelles, la jeune femme hume désespérément la ville, en quête des odeurs de Téhéran, dont elle se languit.
Précisément à cet endroit, se situe la singularité, moindre mais existante, de son témoignage. L’angle qu’elle choisit pour évoquer son immigration particularise légèrement ces récits d’exil qui, malheureusement, ne brillent plus pour leur originalité, voire, pire que d’être convenus, s’avèrent politiquement corrects. Et il tient en un mot : la “schizophrénie”.
Rarement diagnostiqué comme tel, l’exil prend alors, non pas une couleur nouvelle, mais bien une teinte plus nuancée. Dire la “schizophrénie”, c’est décortiquer les raisons pour lesquelles elle se sent déracinée, à la fois de sa terre d’origine, d’elle-même et de la réalité. Étrangère à son propre pays, elle se rend compte qu’elle l’a toujours été, et incrimine furieusement ses parents, à cause de qui elle estime n’avoir jamais découvert les beautés de l’Iran. Apatride de son territoire intérieur, elle le ressent chaque fois qu’un regard français la cantonne à sa nationalité – dont elle sait qu’elle ne la définit pas – et la couvre de pitié, chaque fois que, seule dans la capitale des Lumières, elle souffre de l’émiettement de ses rêves, auxquels elle est censée appartenir et sans lesquels elle n’est plus rien. Soustraite du réel tant le fantasme, toujours plus heureux, exerce sur sa vie un pouvoir de fascination tour à tour morbide et jouissif, Mina se trouve aussi exilée de la réalité, dont elle se tient loin et qui ressemble à un courant de fumée insaisissable.
La mise en scène que signe Kavani porte la schizophrénie dont elle est issue : un grand miroir face au plateau permet au corps de Mina d’apparaître en double. Son enveloppe charnelle et son reflet ne se superposent pas. Ils sont disjoints, tel que l’impose la scission cognitive impliquée par la maladie mentale, et le marquage au sol à la craie, contour d’un cadavre fantôme, rappelle que l’un des morceaux de son être est mort. Les grondements sonores et les noirs propagent l’impression de fracas, qui résonne dans le cœur fêlé de l’Iranienne.
Dans les vapeurs de l’opium, le goût âcre de la sauvagerie, la soif de tendre vers des extrêmes dangereux, la réappropriation d’un concept médical pour imager l’impuissance enragée et l’absence de responsabilité dans le mal qui la ronge, donnent à son récit d’exil une tonalité sinistre.
I’m deranged
Texte, mise en scène et jeu : Mina Kavani

Cécile : une conférence autofictionnelle qui transcende l’amateurisme
Marion Duval fait le pari risqué de l’amateurisme. Elle donne un cadre séquentiel à ce qui prend la forme d’une conférence improvisée, entre la performance et la conversation thérapeutique, renonçant ainsi – a priori – aux honneurs et à sa place au sein de l’Olympe sainte du théâtre français.
Si les premières minutes du spectacle laissent réellement planer un doute sur la capacité de Duval à présenter un objet théâtral décent et soutenable, le déroulement du fil narratif et les basculements successifs qui confirment sa faculté à surprendre le public, finissent par le persuader d’accorder son attention à Cécile, voire de se délecter des expériences insolites qu’elle a vécues. Il est vrai que partir d’une très basse exigence l’aide à obtenir plus facilement l’adhésion des spectateurs : maligne et audacieuse, Duval sait que faire preuve d’humilité sert à remporter les suffrages. Et sa stratégie, presque politique, paie.
Au début, en effet, la prise de parole hésitante, l’élocution balbutiante, la déstructuration des pensées de Cécile, la désarticulation de son bavardage, déroutent le public, le rendent très perplexe et le plongent dans l’inconnu : impossible de savoir si les tentatives d’humour maladroites de la comédienne et son galimatias mèneront le spectacle quelque part.
Puis le chapitrage devient un repère et un guide parmi les étapes de vie de Cécile, des positions dans lesquelles elle s’endormait quand elle était bébé à son voyage en Mongolie, où elle a cherché à développer un langage des signes universel, ou au Mexique, où elle s’est fait passer pour une guérisseuse parce qu’elle “avait besoin de fric”. Alors, les spectateurs comprennent qu’ils entament une traversée, chaotique et joyeuse, dans l’existence hors du commun de Cécile Laporte. Les contingences du hasard l’amènent à vivre des expériences, toutes plus incongrues les unes que les autres, aussi invraisemblables que romanesques, à la Giono plus qu’à la Balzac. Armée d’une grande adaptabilité et d’une autodérision implacable, elle est tour à tour assistante spécialisée auprès de personnes handicapées, clown dans un service pédiatrique, militante pacifiste et pornographique pour l’association “Fuck for forest” ou encore internée dans un hôpital psychiatrique. Découvrir les tribulations de Cécile, la rencontrer, véritablement, grâce au contrat tacite qui lie la salle à la scène, permet au spectateur de déconstruire les préjugés avec lesquels il l’aurait probablement regardée, si elle s’était tenue loin de lui, anonyme et déshumanisée. Si Cécile était restée une inconnue à ses yeux, le spectateur n’aurait pu s’empêcher d’assimiler sa vie décousue à un échec, notamment artistique. Cette perception étroite l’aurait isolé et privé d’un partage authentique. Car, apprendre à connaître Cécile revient à discerner l’extrême sensibilité qui l’habite, la dotant d’un altruisme rare et transformant sa vie en un hymne qui chante le don et la sincérité. Or, cet endroit précisément, celui de sa valeur humaine, fait sa valeur artistique. Car, qu’est-ce que la beauté – celle que l’art recherche et qui constitue son absolu – sinon des âmes qui s’élancent ensemble vers un geste d’amour ? Cécile Laporte offre au spectateur le cadeau de cet espace, généreux et accueillant, qui accepte ce(ux) qui est et tend la main, avec humilité, à celui qui en a besoin, toujours trop pudique pour laisser entendre qu’elle peut être de ceux-là.
Si jamais, enfin, certains esthètes restent sceptiques quant à la valeur artistique du travail de Duval, sa mise en scène marionnettique, à mi-chemin entre le stop motion et l’art miniature, qui réalise le rêve de comédie musicale de Cécile et rejoue l’épisode de la ZAD, atteste sa créativité et son ingéniosité. D’un rien, elle fait théâtre et confirme ainsi la justesse de son parti pris qui, loin de l’amateurisme auquel croyait le spectateur, a compris l’essence de son art.
Cette performance, qui soulève littéralement (!) le public, sort du conventionnel, déstabilise les bourgeois enfermés dans des formes classiques et poussiéreuses, contente les avides voyeuristes, rassure ceux qui sont peureusement obsédés par la linéarité, culpabilise ceux qui, par crainte de la marginalité, restent immobiles face au souffle révolutionnaire et réjouit les spectateurs heureux et toujours candides. En somme, chacun y trouve une parole sensée, qui résonne en lui et, malgré un texte aux apparences pauvres, s’avère dense et universelle
Cécile
Mise en scène – Marion Duval

Dominique toute seule : inverser le récit initiatique
Petite forme tout public, Dominique toute seule est une douce pépite. Marie Burki, à travers une écriture simple, musicale et allégorique, pose un regard empreint d’une telle empathie sur son personnage principal qu’elle la rend immédiatement communicative. Le spectateur se trouve d’emblée plongé dans une atmosphère bienveillante, mais jamais niaise. Il comprend très vite que l’espace ouvert par l’autrice est celui du soin, où sont traités avec délicatesse ceux que justement la vie malmène, où sont regardés ceux que la société invisibilise, où sont entendues les voix infléchies par le fracas assourdissant du monde.
Parce qu’en effet, la voix de Dominique porte peu, bien qu’elle chante de concert avec les herbes folles. Quand elle est licenciée du Musée de la tuile qui ferme faute de fréquentations, et expulsée pour cause d’impayés de sa toute petite maison, qui “n’était pas tout à fait sa maison”, elle se sent peu à peu disparaître tant elle semble transparente aux yeux des autres, dans la grande ville où la vue s’étiole.
Effarouchée, déboussolée, tout de même déterminée, sans pour autant savoir dans quelle direction s’orienter, Dominique entame, sur le tard, le voyage vers l’inconnu qu’elle n’a jamais expérimenté jusque-là. Face à l’immense et impressionnante forêt devant laquelle elle arrive, elle se trouve d’abord démunie, l’hostilité d’un environnement angoissant la décourage souvent et génère chez elle des pensées morbides. Elle se met même à attendre patiemment, voire à appeler de ses vœux “la Dame au grand manteau” qui pourrait, dès le lendemain, venir prendre “ses dernières couleurs et sa voix”.
Finalement, à mesure qu’elle l’apprivoise, la forêt, vivante, devient une amie et une ressource pour Dominique. La vieille femme et la Nature finissent par faire corps joyeusement et l’isolement de Dominique se transforme en une solitude chérie. Lors de ce cheminement, elle se lie aussi d’amitié, avec des êtres aux pieds desquels elle peut déposer ses “histoires brûlées”, pour s’en libérer.
Chargée d’images poétiques puissantes, l’histoire de Dominique toute seule fait preuve d’originalité, en ancrant le voyage initiatique dans le temps inattendu de la vieillesse, et d’une profonde humanité, en rappelant la simplicité et la dignité qui colorent la vie des ignorés.
Dominique toute seule
Écriture et mise en scène – Marie Burki
Maya Deren : faire caméra du corps
Le duo de metteurs en scène à l’origine de cette pièce cherche à renouveler, à la fois son regard sur le monde et sa façon d’exprimer cette recherche. Parce que Vera, personnage principal de cette observation expérimentale, jeune femme en deuil à la suite d’une rupture, ne sait plus quel œil poser sur une société régentée par la guerre, qui ne cesse de revenir et de détruire des vies, d’incendier des foyers, elle emprunte son regard à une autre, Maya Deren.

Réalisatrice américaine des années 1950, elle signe un essai théorique, Écrits sur l’art et le cinéma, qui décrit comment la caméra peut devenir organe sensible, réceptacle vivant des trajectoires et des pensées des autres. Maya Deren conçoit le montage comme une percée dans l’intimité d’autrui, un moyen de saisir le flux de la vie dans sa continuité, sans coupure, car l’existence vécue n’opère aucun arrêt sur image mais ressemble plutôt à un long plan séquence. Épouser le point de vue de l’altérité, pénétrer son corps pour pouvoir regarder le monde depuis ses yeux, voilà ce que permet le montage, seul outil grâce auquel il est possible de réduire la distance entre les êtres, entre les différents paysages et la solitude.
Vera s’amuse alors à reprendre à son compte les principes énoncés par Maya Deren et à faire de son propre corps un objet mécanique qui scrute son environnement selon divers angles. S’ensuit alors une démonstration presque comique des définitions que Maya Deren attribue à chaque mouvement de caméra : les membres et les expressions faciales de la comédienne donnent vie à un zoom, un plan fixe, un panorama, une voix off, un flash back. Plus que des rires, elle provoque une connivence avec les spectateurs, qui se sentent à leur tour épiés par l’actrice, leur voisin de siège et le reste de la salle.
La théâtralité habituelle se renverse et cette inversion n’est pas sans effet. “Se mettre à la place d’autrui” devient une expérience concrète, vécue par le public et pas seulement sollicitée, avec logique et froideur, par les metteurs en scène. Ainsi, de Maya Deren à Biiga Nwanak et Woehl, des auteurs à leur personnage, de Vera au public, et du public à Maya Deren, le lien se tisse, les visions se partagent. Sans doute cette circulation, qui induit qu’un être peut se sentir traversé, habité par les pensées d’un autre être, quelle que soit la distance géographique et temporelle qui les sépare, cherche sa forme dans la première partie du spectacle et ne devient plus limpide que dans la seconde. C’est dire que les metteurs en scène encombrent l’ouverture de la pièce et associent maladroitement le principe fondamental de la captation du regard du spectateur, générée par la danse hypnotique d’Anna Chirescu, et la tentative approximative d’une analyse sémiologique et politique.
La posture existentielle défendue par les auteurs et le théâtre didactique qu’ils proposent invitent à prêter un œil à leurs futures créations qui, toutefois, auront à gagner à se laisser déborder par des instincts affranchis d’un formalisme plat et machinal, à dépasser une déclaration d’intention qui contient en quinze lignes ce que le spectacle rejoue en une heure et demie, et à s’écarter d’une pratique théâtrale parfois froide et rigide.
Maya Deren
Texte et mise en scène – Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl
Festival WET°
22-24 mars 2024 au Théâtre Olympia, Tours