Fushigi : histoires improvisées à la manières de Miyazaki

Fushigi : l’impro sur les pas de Miyazaki

S’il peut être difficile d’écrire sur un spectacle d’improvisation, qui par sa nature même, est différent à chaque représentation, il apparaît néanmoins possible de commenter un format et des techniques qui ont vocation à produire une représentation de qualité, parfois en correspondance avec un thème.

C’est le cas de Fushigi, spectacle porté par la compagnie Again! Productions, créé en 2017. Son concept : un spectacle « à la manière de », inspiré de l’univers d’Hayao Miyazaki, le célèbre animateur japonais et fondateur du studio Ghibli. Chaque soir, quatre improvisateur·ices composent en une heure une histoire totalement inventée dont les thèmes, les personnages et l’esthétique se veulent rendre hommage à l’univers si particulier du maître de l’animation. Ses films, tous plus connus les uns que les autres, de Mon voisin Totoro au Voyage de Chihiro, en passant par Princesse Mononoke, Le Château dans le ciel, ou les plus récents Le Vent se lève et Le Garçon et le Héron, ont durablement marqué l’imaginaire aussi bien nippon qu’occidental (Le Voyage de Chihiro a ainsi remporté l’Ours d’Or au festival de Berlin et l’Oscar du meilleur film d’animation en 2002). Ainsi, c’est l’esprit peuplé de leurs images et leurs histoires que la plupart des spectateur·ices, sinon la quasi-totalité, viennent assister à la représentation. Un panorama de références partagé sur lequel s’appuie complètement Fushigi pour construire son récit, faisant de la reconnaissance des topoï miyazakiens le cœur du spectacle.

Un décor, des corps animés

Ainsi, la troupe excelle dans la reconstitution d’un environnement typique des films de Miyazaki. Le soir où nous étions dans la salle, c’est un marais toxique entourant un village niché dans une grotte que les comédien·nes ont construit en quelque minutes sous nos yeux, avec une attention particulière aux détails qui rendent un lieu vivant. Tandis qu’une actrice jouait un personnage sur une embarcation au centre l’image, les autres « dessinaient » de leurs gestes les marqueurs de cet environnement : vaguelettes, bulles de gaz, feu follets du marécage, flore inquiétante, oiseaux et insectes. La partition gestuelle s’accompagnait en outre d’une ambiance sonore très évocatrice, qu’on sent travaillée, produite essentiellement à la bouche, qui rappelle que Miyazaki lui-même a expérimenté avec ce procédé, notamment dans Le vent se lève, où ce sont des voix humaines qui bruitent entre autres les moteurs d’avions et le tremblement de terre… En quelques gestes et sons, c’est donc un décor qu’on croirait sorti d’un film inédit qui s’invente sur scène. Et il y a quelque chose d’à la fois efficace et troublant dans la façon dont le corps humain se substitue si évidemment au dessin, car on visualise véritablement les bulles de gaz éclater sous nos yeux, et la barque glisser sur l’eau, aussi précisément que sur un écran…

Cette magie est à vrai dire tout à la fois la marque du talent et du travail de précision de la compagnie de Fushigi, qu’un témoignage de l’animisme fantastique des créations d’Hayao Miyazaki, où tout, des personnages aux entités naturelles et surnaturelles, semble animé et vivant. Et, à l’intersection du matériau de référence et des passeurs d’image que sont les acteur·ices, le tout fonctionne en sollicitant l’imagination du public. Car si contrairement à de nombreux autres spectacles d’improvisation, l’interaction directe avec celui-ci est réduite à un strict minimum – à savoir le choix d’une couleur en début de représentation qui va lancer les improvisateur·ices dans leur narration –, le dénuement propre au genre (scénographie comme une page blanche, absence d’accessoires, costumes neutres) permet, voire requiert, aux spectateur·ices d’investir le canevas blanc, en complétant l’image à partir des éléments suggérés par les improvisateur·ices, et cela fonctionne à merveille.

Fushigi : impro à la manière de Miyazaki
© Pascale Brun

Parmi les techniques développées par Fushigi pour recréer cet univers au plateau, certaines permettent par ailleurs de retranscrire la spécificité du medium cinématographique dont le spectacle s’inspire. Après avoir dessiné une première séquence avec leurs corps entiers au plateau, les improvisateur·ices basculent en avant-scène, où un carré de lumière éclaire leurs seules mains. À l’aide de celles-ci, iels esquissent alors en miniature ce qui s’apparenterait au cinéma à un plan large, dans lequel un petit personnage parcourt un vaste environnement, courant sur les collines, grimpant aux arbres de la forêt ou volant au-dessus des toits de la grande ville – qu’enrobent d’une dimension épique les compositions musicales originales très directement inspirées des bandes-son signées Joe Hisaishi. Ce procédé rappelle ces jeux d’enfants où de nos mains pouvaient naître autant de créatures, personnages, machines que l’imagination le permettait, d’une manière proche du théâtre d’objet. Ainsi, l’alternance entre les scènes à échelle humaine et ces séquences marionnettiques reproduisent avec ingéniosité la même alternance entre plans larges et rapprochés qui rythment un long-métrage.

Charme des détails et souplesse narrative

Si tous ces procédés parviennent avec virtuosité à nous replonger dans les sensations d’un monde miyazakien, ce n’est qu’une face de la médaille, car il faut encore que ce monde soit habité par des personnages aux caractères reconnaissables, dont les aventures feraient écho aux trames narratives du studio Ghibli. Tout un pan du travail de la troupe de Fushigi consiste donc à identifier les archétypes de Miyazaki, afin de construire autour d’eux un récit étrangement familier. Il y aura donc la jeune fille courageuse qui protège sa communauté, le mentor loufoque, la grand-mère forte et sage, le jeune garçon maladroit mais attachant, un dieu fâché… mais aussi des créatures fantastiques inspirées du folklore japonais et de ses yokai, non sans une touche d’humour : dans notre histoire, il s’agira d’un facétieux oiseau à deux têtes et deux noms, Okoto-Otoko.

La création de ces personnages est également collective, puisqu’à la silhouette et la voix (aux intonations souvent remarquablement proches des films) créées par un·e acteur·ice, vient s’ajouter une description face public du personnage et de ses traits saillants par un·e autre comédien·ne. Le tout forme alors une figure tout à fait réminiscente de ses inspirations. C’est dans les détails qu’on constate encore plus la parfaite assimilation par la compagnie des codes miyazakiens, comme c’est par ceux-ci que les films du maître nous charment : la coiffure cocasse d’une petite fille, les gros yeux ronds et la crispation soudaine d’un personnage confronté à une sensation désagréable, le comique de certaines situations d’arrière-plan (comme des statues magiques qui se disputent…).

Le plus difficile réside certainement dans la conception et l’improvisation d’une histoire qui tienne la route et reconvoque les scénario à la fois inventifs et émouvants d’Hayao Miyazaki. Pour cela, la compagnie s’inspire bien évidemment des enjeux propres à la filmographie de l’animateur japonais : protection de l’environnement et interaction avec le monde naturel, critique de la guerre et de la technologie, résistance des faibles contre les forts, pouvoir de l’amitié… La construction narrative du spectacle imite celle d’un scénario typique, en proposant une alternance de scènes rythmées et de moments calmes qui exaltent la vie quotidienne, des séquences contemplatives aussi bien que des scènes d’action, et des déplacements spatiaux et temporels pour introduire de nouveaux protagonistes et suivre les différents fils d’intrigue. Il a pu cependant arriver que le récit s’éloigne de ses inspirations miyazakiennes, voire, de manière déroutante, propose des résolutions d’enjeux à l’opposé de sa pensée… C’est l’essence de Fushigi en tant que spectacle d’impro que d’avoir cette fragilité narrative ; mais celle-ci se révèle être aussi une souplesse : il faut faire confiance aux agiles improvisateur·ices pour toujours retomber sur leurs pieds et réussir à conclure leur spectacle-film d’une manière que n’aurait pas reniée le vieux sage lui-même.

Fushigi : histoires improvisées à la manières de Miyazaki
© Ange-Marine Chenevat

Grâce à son ingéniosité au plateau et au talent de ses interprètes, Fushigi démontre ainsi toute la versatilité du genre qu’est l’impro, et la connaissance pointue de sa source d’inspiration ravira les amateur·ices de l’œuvre d’Hayao Miyazaki, dont iels reconnaitront les traits saillants, reproduits ici avec beaucoup d’humour et de plaisir.

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