Du 12 au 21 septembre, pour les dernières heures de l’été, la compagnie Rasposo a posé son chapiteau sur la pelouse de Reuilly dans le cadre du festival Village de Cirque, porté par la Coopérative De Rue De Cirque, qui fêtait sa 21ème édition. À travers Hourvari, conte de l’intranquilité et ode à la désobéissance, frappe à nouveau le profond talent de Marie Molliens, cheffe d’orchestre du cirque-théâtre familial, pour la création d’images de cirque retentissantes et ineffaçables.
Tandis que nous nous amassons devant le chapiteau, un malicieux petit comédien, avant-dernier né de la famille Molliens, dessine au feutre rouge « l’entrée », transformée en « antrée » : une faute loin d’être innocente, car c’est bien dans des antres clandestins que se cache la peuplade de monstres que l’on retrouvera sur la piste. Une fois traversée la gueule du requin qui paremente l’entrée du chapiteau, un homme souriant à l’allure décontracté nous accueille et nous présente un Guignol bien bavard : la petite marionnette à gaine prend peu à peu le contrôle de sa voix et de notre attention, à coups de bravades et de tentatives d’humiliation perturbantes de son manipulateur. Nous voilà plongé·es dans un monde sens dessus dessous, où enfants, marionnettes, clowns et pantins révèleront leur impertinence et nous mettront au défi de les imiter.
Révoltes désarticulées
Les rôles s’inversent dans un tumulte carnavalesque.
Trois petits pinocchios aux joues rouges sont suspendus au plafond, comme les figures de bois d’un manège de fête foraine. Raidis et immobiles (sont-ils inertes ou bien apeurés ?), ils se laissent manipuler par les courants contraires : tour à tour, des figures de l’ordre et de la désobéissance tentent de les décrocher ou de les suspendre à nouveau, dans une course impétueuse. Tout au long du spectacle, ces corps désarticulés tentent longuement de reprendre vie, obstrués par des étouffements. Marie Molliens, dans sa robe bleue d’infirmière, les place l’un après l’autre sous respirateur artificiel : une image glaçante qui rappelle un passé pas si lointain, et qui charge cette dernière création du cirque Rasposo d’un réalisme brut, dialoguant adroitement avec ce monde fantasque et onirique déployé en parallèle.

Sous les joues rouges et les masques plastifiés de ces pinocchios, se cachent trois circassiennes qui parviennent à déployer toute la richesse de leurs talents en contorsion, acrobaties et sangles aériennes malgré les corps meurtris et les respirations haletantes. Avec une légèreté magique, elles s’envolent et bondissent au milieu des guirlandes et des confettis, tout en tenant ces postures déboîtées. Dans ces corps, on retrouve le paradoxe du pantin, qu’on manipule pour animer, qu’on désarticule pour mieux faire marcher. On y distingue aussi une forme de cruauté, qui nous anime dès l’enfance, lorsque l’on découvre les plaisirs du désossement de poupées dociles. Ici, cependant, les figures inertes se rebellent. Jusqu’à créer un véritable trouble, comme ce Guignol grandeur nature et humanisé au sourire terrifiant, dont le bâton qu’il use pour faire régner l’ordre semble alors plus proche de la matraque que de l’inoffensive baguette de bois. Les rôles s’inversent dans un tumulte carnavalesque : les clowns blancs sont déchus, et se font chaparder leurs ballons de baudruche par des enfants terribles.
L’enfance-antidote
La rébellion et l’impertinence ne sont plus des tares qu’il faudrait corriger, mais une marge de manoeuvre nécessaire dans un monde de plus en plus autoritaire.
Dans ces images de Marie Molliens, on retrouve quelque chose des Aventures de Pinocchio de Luigi Comencini, adaptation filmique du conte initiatique où les pantins sont humanisés et où les fées sombrent dans la mélancolie. Chez le réalisateur italien, pas de magie punitive et de nez qui pousse à chaque mensonge : le réalisme social (la pauvreté rurale de l’Italie des années 1970) se charge déjà de faire justice. Pourtant, on retrouve dans les deux œuvres cette lueur d’espoir qui guide la perdition à travers la figure de l’enfant, et une même compassion pour la rébellion et l’impertinence. Ce ne sont plus des tares qu’il faudrait corriger au nom d’un prétexte moral, mais plutôt une vitalité vibrante et une marge de manœuvre nécessaire dans un monde de plus en plus autoritaire. Une atmosphère traduite dans Hourvari par ces deux agents de sécurité acrobates, Dupond et Dupont sous stéroïdes, risibles dans leurs tentatives répétées de « sécuriser » un périmètre intouchable, celui du cirque et de son audace intrinsèque. Si leurs courses poursuites prêtent à rire, elles laissent pourtant la trace d’une amertume, à une époque où la répression policière s’institutionnalise.

Agissant comme un oxymore, l’enfant apparaît chez Marie Molliens comme le remède constitutif à l’autoritarisme. Ses propres fils, Achille et Orphée, rejoignent la troupe des indiscipliné·es, et portent ici une vitalité mutine (ainsi qu’une précision digne de comédiens professionnels), à chacune de leur intervention. Derrière leurs petites tables d’écoliers qui encadrent la piste bi-frontale, mais aussi à la batterie, aux acrobaties et même au fil de fer, les deux petites têtes brune et blonde déploient leurs innocences heureuses et réactivent le plaisir absolu de la désobéissance. Dans ce cirque, on retrouve aussi de véritables « têtes de mules », des masques d’âne en cuir endossés par les pinocchios réarticulés, qui goûtent ainsi à une liberté farouche et indomptable. Et si Hourvari prétend apprendre aux cancres à lire et à réciter l’abécédaire, on nous enseigne surtout à jouer avec le feu.
L’art du tremblement

Comme dans les précédents spectacles de la compagnie Rasposo, la « vibration intranquille » côtoie l’extrême délicatesse du cirque, lui permettant même, par contraste, de retrouver son éclat, de plus en plus dilué dans la neutralité et la complaisance artistique du cirque contemporain. Marie Molliens refuse le compromis, et produit des images aussi grandes, brutes et violentes que fugaces, généreuses et tendres. Ses traversées sur le fil de fer sont d’une poésie pure, et d’une beauté redoublée par le fait qu’elles nous donnent à voir un tableau familial : les deux fils de Marie Molliens sont invités à funambuler eux aussi, nous laissant avec une rêverie magnifique autour de la transmission. Hourvari est une succession de tableaux merveilleux aux couleurs et aux textures vivantes, au sein desquels les prouesses circassiennes disséminent toutes leurs vibrations.
La « vibration intranquille » côtoie l’extrême délicatesse du cirque.
À ces tremblements, répond une partition musicale exceptionnelle portée par des musicien·nes live, qui nous enchantent de la mélancolie joyeuse de l’accordéon, la trompette et le trombone, de l’épaisseur de la basse et des guitares électriques, du mystère onirique du théorbe (un luth du XVIe siècle), mais aussi du frisson de leurs voix en échos. Des interprétations scéniques qui s’accordent parfaitement avec une création sonore intense, qui joue souvent avec les limites : les pulsations font trembler le chapiteau, les sonorités stridentes font siffler les oreilles. Mais on n’entre pas dans le monde rasposien pour se sentir doucement bercé·e par la brise divertissante du cirque de saltimbanques dévoués. C’est une expérience à part entière qui secoue et transporte, qui impose l’engagement et le don, créant l’espace pour recevoir.
Hourvari nous donne à voir des créatures profondément humaines : au fil de la course effrénée, les maquillages coulent et les masquent se détricotent. Derrière, on y voit des regards agités par l’espoir, une fragilité affirmée comme bouclier. Tout ce charivari se clôt par une magnifique scène de bascule, où les un·es aident les autres à s’envoler tout en continuant à se pourchasser, dans un jeu chorégraphique jouissif et millimétré. Les corps s’envolent à des hauteurs inimaginables et retombent avec légèreté sur le sol de la piste-monde. Les craintes et les confettis s’éparpillent : ces derniers réaffirment d’ailleurs leur étonnante nécessité, car il faut toujours célébrer les moments qui unissent, même (et d’autant plus ?) lorsqu’ils gémissent et grincent.
Hourvari
Ecriture, mise en scène, création lumière – Marie Molliens
Regard chorégraphique – Milan Herich
Interprètes – Robin Auneau, Eve Bigel, Camille Judic, Marie Molliens, Achille et/ou Orphée Molliens, Joséphine Terme, Seppe Van Looveren, Tiemen Praats, Niels Mertens, Benoit Segui, Claire Mevel
Assistants à la mise en scène – Robin Auneau, Fanny Molliens
Intervenants artistiques – Aline Reviriaud, Sarah Anstett, Jacques Allaire
Création costumes – Solenne Capmas
Création sonore – Fabrice Laureau
Assistant Création lumière – Théau Meyer
Contributeur en cirque d’audace – Guy Périlhou
Chargé de Production – Robin Bellanger
Administratrice – Mélanie Delage
Régie – Théau Meyer, Gregory Adoir
Construction – Agatha Rose, Gaëtan Dubriont
En tournée :
Du 27 septembre au 1er octobre : L’Archipel (Perpignan)
Du 9 au 14 octobre : Espaces Pluriels / Le Parvis (Pau)
Du 19 au 21 octobre : Festival Circa (Auch)
Du 27 au 29 octobre : Theater Op de Markt (Neerpelt – Belgique)
Du 7 au 11 novembre : L’Azimut (Antony / Châtenay-Malabry)
Du 16 au 18 janvier : Le Carré Magique (Lannion)
Du 23 au 29 janvier : Théâtre de Cornouaille (Quimper)
Du 4 au 6 février : Le Carré (Château-Gontier)
Du 13 au 15 février : Scènes et Cinés – Théâtre de l’Olivier (Istres)
Du 20 au 22 mars : Latitude 50 (Marchin – Belgique)
Du 3 au 5 avril : La Barcarole (Saint-Omer)
Du 10 au 12 avril : Le Prato (Lille)
Du 16 au 19 avril : MAD Festival (Anvers – Belgique)
Du 21 au 23 mai : Théâtre de Bourg-en-Bresse (Bourg-en-Bresse)
Du 29 au 31 mai : Le Pôle (La Seyne-sur-Mer)
Du 5 au 7 juin : Théâtre de Grasse (Grasse)
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