Il n’y a pas que les chat·tes qui ont 9 vies : les queers aussi

Vécues, cachées, intempérantes, sacrifiées, lynchées, démesurées et somptueuses, les vies qui nous sont données à voir dans cette nouvelle création portent en elles la multiplicité des vécus queers, et la nécessité de créer des espaces pour les héberger. L’aventure du Cirque Queer, depuis sa création en 2021, est celle d’un pari de réappropriation de l’espace public et des traditions du cirque et du freak show : donner à voir, à entendre et à ressentir des éclats d’existence par le biais de performances exaltantes et généreuses.

Le bal des invincibles

À travers la structure d’apparence classique d’un enchaînement de numéros, ces artistes complet·es, qui ont le culot d’être doué·es en tout, rivalisent d’ingéniosité dans la démonstration de leurs capacités physiques et musicales. Sur un plateau-podium, sangles aériennes, drag, contorsion, fakirisme, effeuillage, lip-sync ou encore trapèze se succèdent devant nos yeux ébahis. Des tableaux-merveilles qu’iels ont construit avec minutie, avec toujours ce sens accru de la surprise : on ne sait jamais ce qui nous sera réservé. Le bal s’ouvre d’ailleurs avec l’ingénieuse métamorphose de Mamie Mercédès/Andrea, qui troque sa robe de chambre et ses clémentines pour un strip-tease aérien et burlesque, au son cinglant du fouet qui claque.

© Loup Romer

Cette image, comme les suivantes, a pour effet salvateur de renverser les codes de la domination : ici, ce sont les queers qui tiennent l’arme en main. Invincibles, iels semblent résister à toutes les douleurs, comme en témoigne également la performance fakirique de Simon Rius, déambulant en talons aiguilles sur des bouteilles de champagne. Son passage sanglant, à la frontière entre une scène christique et un épisode de Buffy contre les vampires, nous ravit de son excès et de sa provocation joyeuse.

Se jouant librement et frontalement de notre présence de spectateur·rices, ces numéros interrogent pour beaucoup le rapport entre nudité et pudeur, entre désir et regard. La pratique du drag se mêle à celle de l’effeuillage, portées notamment avec brio par Thomas Boticelli et son personnage Céline Du Fion : cette diva patriote amatrice de pop-corn nous livre une interprétation jubilatoire de la chanson « Déshabillez-moi » de Juliette Gréco. On ne peut évidemment pas oublier la performance exceptionnelle de Mona LaDoll qui déploie, par opposition à son rôle de loquace maîtresse de cérémonie, un numéro d’effeuillage muet d’une élégance prodigieuse. Le visage grave et sérieux, elle se défait, détail par détail, des couches de son costume flamboyant de paon pailleté – sans nul doute la plus belle parure de la soirée.


Craquelures d’or

© Loup Romer

Sous le chapiteau, ces « anges déchus de la fête foraine » parviennent à créer tout un monde de contrastes, entre paillettes et verre brisé, paroxysme et vérité. Le podium utilisé pour défiler est d’ailleurs complété dans la scénographie par un simple canapé et une table basse, autour desquels se réunissent les artistes entre chaque performance. Un détail fugace, qui saisit pourtant au cœur : chacun·e se rend spectateur·rice des autres, disponible et engagé·e. Iels sont leur propre premier public : une présence stable et bienveillante, dans un monde où la douceur vacille. Ce petit coin de scène est l’espace d’un regard mais aussi celui du soin : on s’y repose après une performance explosive, on y nettoie le faux-sang qui reste collé au corps, on y panse les plaies réelles et symboliques.

Ce cabaret, comme les précédentes propositions du Cirque Queer, est autant le détonateur d’une déflagration de joie qu’un refuge actif pour les peines. L’artiste aérienne Marthe R. Calvaire nous en propose un motif poignant : le visage recouvert de bandages et le corps enserré de chaînes, elle interprète le texte fort de la chanson « Drôle d’époque » de Clara Luciani, accompagnée par le saxophone de Jenny Victoire Charreton. « Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? ». Qu’est-ce qu’on va faire de celles qui rejettent la féminité duelle, qui ne laisse le choix qu’entre les rôles de « mère nourricière » ou de « putain vulgaire » ? Marthe R. Calvaire s’échappe de ce paradoxe grâce à ses chaînes, qui deviennent sangles aériennes : ses liens lui permettent de s’envoler. On y voit presque de l’escapologie (l’art de se libérer de ses entraves), dans ce numéro bouleversant d’une magicienne d’un nouveau jour et d’un nouveau genre. Ici au saxophone, Jenny Victoire Charreton déploie également sa présence musicale tout au long du spectacle, à travers des performances instrumentales et vocales puissantes et incarnées. Dans son numéro solo, elle se fait sirène enchanteresse, qui chante sa voix mais aussi celles de tous·tes les autres grâce à des effets de vocodeur et d’harmonie saisissants.

© Loup Romer

Il n’y a pas que les chat·tes qui ont 9 vies s’enrichit de plusieurs moments textuels particulièrement vibrants, portés notamment par Mounir-a Taïrou : l’artiste sublime son numéro de trapèze par une poésie brute et slamée qui traverse, au-delà des questions de genre, le vécu des personnes racisées. C’est enfin l’autrice et performeuse Sandra Calderan qui parachève ce grand cirque de lumière par une saillante représentation de la charge mentale, qui se déploie autant dans un texte acéré que dans une performance herculéenne éloquente. C’est dans l’unisson des voix que se clôt cette généreuse traversée, qui nous laisse avec un mantra puissant : « Tu nous pousses, on se relève. Tu nous repousses, on se soulève. Il n’y a pas que les chat·tes qui ont 9 vies, les queers aussi. »

Ce cabaret acrobatique et militant du Cirque Queer retourne par son engagement et sa générosité totale, qui va du partage d’une bouffée de cigarette jusqu’à celui de vécus bouleversés. On y traverse toutes les vies possibles : celles des fantômes du passé, comme la figure d’Annie Jones, première femme à barbe du cirque Barnum et porte-parole des premiers « monstres-merveilles », dont l’histoire nous est intelligemment contée, mais aussi celles des vivant·es, qui nous le prouvent sur scène avec une vigueur et une audace magnifiques.

Tous nos articles Cirque.