La compagnie la Cabale, vainqueur du prix du public et du grand prix de mise en scène du Théâtre 13 en 2023, investit pour la première fois le OFF d’Avignon, et en de bonnes mains : on les retrouve sur les planches de la Manufacture, un de ces lieux entre IN et OFF qui ont depuis plusieurs années fait leur trou dans la jungle avignonnaise, et imposé une programmation finement choisie. Pour cette première au OFF, la Cabale régale : leur spectacle en apparence foutraque et déjanté révèle une dramaturgie impeccable, à l’ambition politique très assumée.
Le chenilleur et les chenillé·es
Le programme est annoncé dès la première scène ; toute cette vaste entreprise de spectacle n’a en apparence qu’un seul objectif : réaliser une immense chenille avec tout le public. Les protagonistes discutent de la méthode, du sens, de la marche à suivre pour y parvenir, en tentant même des mises en situation avec débriefing collectif. On pourrait craindre de faire face à un projet entièrement méta-théâtral où l’on discute du projet de la pièce plutôt que de la faire, selon une tendance un peu trop présente dans les écritures de plateau. Mais la Cabale nous attend au tournant ; mine de rien, dans cette scène d’ouverture, de nombreux sujets seront posés, qui ouvrent toutes les pistes développées par la suite dans le spectacle. La chenille est-elle une pratique trop connotée « beauf » ? Et au fond, que veut exactement dire « beauf » ? Qui est plus courageux : le chenilleur qui lance la chenille, ou les chenillé·es qui sont irrépressiblement entraîné·es dans son sillage ? Et derrière ces questions en apparence superficielles, d’autres sujets émergent doucement : qu’est-ce que ça veut dire, être un collectif ? A quel point c’est politique de se tenir par les épaules et d’avancer dans la même direction ? Qu’est-ce qu’un mouvement ? Comment fait-on corps ? Le ridicule est-il une arme de dissuasion massive ? Pourquoi doit-on être léger pour résister ? Et alors qu’on commençait presque à s’habituer à cette discussion semi-sérieuse, tout vole en éclats et la véritable kermesse commence.
Les tendresses enfouies
Un joyeux bordel alors ? Oui, et non. Que dit-on quand on qualifie quelque chose de « kermesse » ? On pense à quelque chose de désorganisé, un foutoir plein de choses ratées, un relent de salle des fêtes et de barbe à papa, des enfants habillés en papier crépon qui font signe à leur maman, une mauvaise sono, des merguez cramées. Un espace qui concentre une certaine forme de gêne, et en même temps une festivité indéniable, quasiment nostalgique. La Cabale réinvestit avec une surprenante finesse ces espaces de collectivité si dénigrés, ces lieux de fête publique et de spectaculaire non officiel où quelque chose vient se jouer de notre manière d’être ensemble, de faire corps, même dans nos ridicules. On y retrouve un mélange de spectacle d’école, de pseudo-performances, et d’un présentateur douteux qui enchaîne les bides – quelle prouesse pour le formidablement touchant Thomas Rio, qui tient le plateau sans rien lâcher, avec un certain panache.
Mais la kermesse vient se loger dans des endroits plus subtils encore, jusqu’à la table d’un dîner de famille où l’on vit la quasi réécriture de Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce. Là encore, c’est la lutte des beaufs contre le fils prodigue parti à Paris faire de la danse ; mais la tendresse bouillonne tout près, l’impossibilité de se parler le même langage, et le refuge dans des codes de festivité où l’on essaie de récupérer un peu de joie et de proximité physique, l’idée d’une famille heureuse. Une illusion sans doute, mais à force de faire semblant, quelque chose pourrait quand même se passer… « Fais l’effort d’être léger », demande le frère à son aîné déserteur. Nous sommes maladroits, mais sincères. Ne nous juge pas. Lola Blanchard, dans son rôle de mère qui prône la bonne ambiance pour cacher son malaise, nous chavire le cœur de justesse.
Éthique de la chenille
Au fond, il y aurait alors une sorte d’éthique de la chenille. Déjà, la chenille n’est qu’une étape, comme le rappellent les quelques encarts animaliers du spectacle, hilarants et doux à leur manière : la chenille appelle le papillon futur, qui pourra déployer ses ailes (et mourir peu de temps après, nobody’s perfect, et c’est bien plus beau lorsque c’est éphémère). La chenille n’est peut-être que le début de quelque chose, il faut bien que ça commence quelque part, un peuple, une fête, un mouvement – une révolution ? Si l’idée de faire une chenille avec le public est posée dès le départ, elle évolue tout au long du spectacle, en de multiples étapes très intelligentes. La dramaturgie pose des indices qui seront développés plus tard, que l’on retrouve sans y prendre garde plusieurs scènes plus loin, et qui à la fin du compte forment une toile très solide. Et si à plusieurs reprises on est inquiet de la façon dont cette fameuse chenille pourrait se dérouler, quand cela arrive véritablement, on est prêt·e. Et celleux qui ne le sont pas ne seront pas forcé·es ; le collectif, c’est aussi intégrer tout le monde, et regarder une chenille, c’est aussi un peu participer, à sa manière.
Soit dit en passant, d’ordinaire je déteste les chenilles. Je me sens idiote, je trouve ça abêtissant, la chanson est entêtante et ringarde, on ne peut même pas danser correctement, on passe son temps à courir pour rattraper les gens devant qui vont trop vite. Mais cela fait longtemps qu’au théâtre, je ne m’étais pas autant sentie faire corps avec le public. Ce spectacle est du théâtre au sens le plus pur, le plus concret et férocement joyeux du terme : un groupe qui se forme, qui construit ensemble un vocabulaire commun, et fait voler en éclats les barrières entre scène et salle. La kermesse est politique, la chenille est politique. C’est à l’endroit de nos ridicules qu’on peut se remettre à rêver au collectif, en renversant, comme au carnaval, la hiérarchie des pouvoirs.
Kermesse
Texte et mise en scène · Collectif La Cabale
Avec · Marine Barbarit, Lola Blanchard, Alix Corre, Margaux Francioli, Akrem Hamdi, Aymeric Haumont, Charles Mathorez, Thomas Rio, Rony Wolff
Création lumière– François Leneveu, Pacôme Boisselier
Régie lumière – Pacôme Boisselier
Régie son – Vinciane Pleuchot
A voir à la Manufacture – Avignon, à 20h20, jusqu’au 21 juillet.
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