À la Manufacture, pépinière d’expérimentations contemporaines, Nicolas Heredia, de la compagnie La Vaste Entreprise, présente un spectacle-concept dont il a le secret : La fondation du rien. En inventant une manière à la fois géniale et absurde de recréer du temps libre dans nos vies, dont il nous raconte la mise en pratique, il fabrique mine de rien une œuvre d’une grande force politique et poétique. Une folie douce poussée jusqu’à sa propre absurdité, dont on sort séduit.
Le spectacle est annulé. Non, non, vous ne rêvez pas. Oui, vous avez bien lu. Quand Nicolas Heredia se présente face à nous sur le plateau de La Manufacture, la première chose qu’il nous annonce, c’est celle-là : « le spectacle est annulé. ». Et se fend d’un « Je suis même épaté que vous soyez venus ! ». Stupéfaction ? On aurait peut-être pu avoir la puce à l’oreille, à la lecture de l’intitulé dudit spectacle, La fondation du rien. Qu’est-ce que cette étrange fondation ? Le comédien et metteur en scène s’est lancé depuis plusieurs années dans ce projet fou, qui consiste en « la fabrication de plages de temps libre inespérées », en proposant des activités systématiquement annulées. Et de nous inviter, celleux qui le souhaitent, à profiter de l’heure et quart que nous avions réservée pour le spectacle pour redécouvrir le plaisir du temps libre, d’autant plus précieux dans l’agitation avignonnaise et ses sollicitations permanentes, en quittant dès maintenant la salle – remboursement garanti.
Un projet politique
La fondation du rien est au fond un doux plaidoyer pour l’inaction, l’ennui, la divagation, le repos, comme autant de fenêtres de liberté individuelle et collective.
Quand a eu lieu la dernière fois que vous n’avez rien fait ? Etait-ce aujourd’hui, cette semaine, lors des dernières vacances, ou il y a si longtemps que vous ne vous en souvenez plus vraiment ? Avec cette petite enquête participative, Nicolas Heredia établit un constat sans appel : dans le monde actuel, les emplois du temps sont saturés, et les plages où nous n’avons absolument rien de prévu, disparaissent de nos vies. Le burn-out est le mal du siècle, les to-do lists fleurissent partout, des employés de bureau posent des « RTT fantômes » pour pouvoir travailler sans être sollicités par les réunions sans fin, nos smartphones occupent dans les interstices tout notre temps de cerveau encore disponible… D’où cette « idée de génie », née sous la douche comme toute idée de génie qui se respecte, de rendre aux gens la possibilité de ne rien faire. Le concept : réserver sur un site internet des activités en tout genre (conférences, cours de yoga, de voile, de marche nordique, de cuisine vietnamienne, ou encore atelier running & philosophie), toutes gratuites, à durées variables, avec la garantie que celles-ci seront annulées, libérant ainsi mécaniquement le créneau réservé dans nos plannings encombrés.

Nicolas Heredia parle avec grand sérieux, désarçonnant plus d’une personne dans le public, d’autant plus que toute l’entreprise est belle et bien réelle, démonstration à l’appui. Jouant sur un fil entre l’absurde et le sérieux, La fondation du rien offre alors malgré tout un moment de théâtre, ou de vie, unique, et derrière ses abords de concept facétieux, un véritable contenu politique. Il s’agit ni plus ni moins de prendre la mesure d’un monde dominé par les impératifs de rentabilité, dans lequel le temps est équivalent à une ressource qu’il est nécessaire de faire fructifier, et de proposer un contre-projet. C’est refuser de se plier aux logiques rationalistes de l’ordre capitaliste et du monde de l’entreprise, à la manière du Bartleby de Melville, icône du « je préférerais ne pas » dont Nicolas Heredia se revendique. Certes présentée sous cette forme humoristique, La fondation du rien est au fond un doux plaidoyer pour l’inaction, l’ennui, la divagation, le repos, comme autant de fenêtres de liberté individuelle et collective.
Le concept jusqu’au contresens ?
Peut-on faire l’expérience du rien – au théâtre ou ailleurs ?
Spectacle-concept un peu dingue, dans la folie duquel il faut accepter de se laisser emporter, sous peine de rester à quai, La fondation du rien pousse son idée jusqu’au bout, à un point d’ironie délicieuse. Enhardi par les premiers succès de son site, Nicolas Heredia se met en effet en tête de diffuser son concept par tous les moyens possibles, bien au-delà des murs du théâtre. Publicités dans les journaux et dans le métro, stands promotionnels avec inscriptions sur place, traduction en plusieurs langues pour l’internationalisation de la fondation… Le concept est total – et interroge sa propre existence : peut-on lui appliquer les outils contemporains du design et du marketing, développés précisément dans des buts de rentabilité économique et de saturation perceptive, sans lui faire perdre son essence ? Le créateur finira-t-il dévoré par sa propre création, ironiquement devenue terriblement chronophage ? Les questions restent entières. Entre temps, La fondation du rien nous aura fait ré-interroger notre rapport à celui-ci, avec des questionnement quasi-philosophiques. Qu’est-ce que « réussir à ne rien faire » signifierait ? Penser, dormir, imaginer, flâner, est-ce ne rien faire ? Peut-on faire l’expérience du rien – au théâtre ou ailleurs ? Chacun·e s’en fera sa propre idée – et regardera la prochaine fois sans doute un peu différemment son propre agenda.
La fondation du rien
La Vaste Entreprise
Conception, écriture et réalisation – Nicolas Heredia
Activations performées par – Nicolas Heredia et l’équipe de La Vaste Entreprise – Mathilde Lubac-Quittet, Gaël Rigaud, Julie Savoie
Construction et régie générale – Gaël Rigaud
Développement du site – Fabien Hervouet
Collaboration artistique – Marion Coutarel
Coordination de production – Bruno Jacob, Mathilde Lubac-Quittet
À La Manufacture, collectif contemporain, du 5 au 22 juillet 2025
Prochaines dates
30 et 31 juillet – Festival Paris l’été, Lycée Bergson, Paris
26 novembre – Festival OVNI, Théâtre de Châtillon
4 décembre – Scènes croisées de Lozère, Langogne
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