Julie Deliquet présentait au Printemps des Comédiens sa nouvelle création, La guerre n’a pas un visage de femme, une adaptation du livre de la prix Nobel biélorusse Svetlana Alexievitch. Un spectacle en forme de réunion d’anciennes combattantes, où neuf femmes soviétiques racontent leur expérience de la Seconde Guerre mondiale, souvent invisibilisée. Une histoire concrète et humaine, loin des récits de livres d’histoire, qui émeut profondément grâce à la sensibilité de son interprétation, éclipsant quelques petites faiblesses dramaturgiques.
Sur scène, un appartement communautaire soviétique des années 60-70 reconstitué : une cuisine avec une gazinière fatiguée, des casseroles au mur, du linge qui sèche, une ou deux chambres exiguës, des valises en haut des armoires, des liasses de papier, des anciennes photos accrochées sur les murs au papier peint décrépi… Un décor particulièrement réaliste au bord duquel sont alignées neuf femmes, assises sur des chaises face au public. Les lumières de la salle ne pas encore éteintes qu’une dixième femme, plus jeune, s’avance et prend la parole. Incarnée par Blanche Ripoche, elle se présente comme journaliste et écrivaine : elle écrit un livre sur la guerre, elle qui, enfant, n’aimait pas en lire. C’est que, des plus de trois mille guerres que le monde a connu, « tout ce que nous en savons nous a été conté par des hommes. » Elle, elle veut écrire la guerre telle que l’ont vécue les femmes, une autre histoire, « une histoire féminine à partir de fragments de destins vécus ». Sans théâtralité exacerbée, cette ouverture d’une grande simplicité instaure d’emblée un rapport scène-salle sobre, d’écoute intime.
Du documentaire en scène
Elle, c’est Svetlana – pour Svetlana Alexievitch. Pour sa nouvelle création, Julie Deliquet présente au Printemps de Comédiens de Montpellier une adaptation du premier livre de l’écrivaine biélorusse, La guerre n’a pas un visage de femme. Celle-ci y réunit les témoignages de centaines de femmes de l’Union Soviétique ayant combattu dans la Seconde Guerre mondiale, entre 1941 et 1945. Dans cette première œuvre, Svetlana Alexievitch pose les bases de son art littéraire : une composition de récits et de témoignages sur les grands événements de l’Histoire récente, qu’elle développera ensuite dans d’autres ouvrages marquants, comme La supplication, sur la catastrophe de Tchernobyl, ou La fin de l’homme rouge, sur la dislocation de l’URSS, qui lui vaudront de remporter le prix Nobel de Littérature en 2015. Empreinte d’humilité, l’œuvre de Svetlana Alexievitch a la spécificité de raconter ces grands événements sans surplomb, en faisant parler les hommes et femmes ordinaires qui l’ont vécu, dans leur unique perspective, en donnant le pouvoir à la parole. Un matériau dont l’oralité intrinsèque le rend d’autant plus intéressant à adapter au théâtre (La fin de l’homme rouge a ainsi été porté à la scène par Emmanuel Meirieu en 2020).
Leurs mots racontent effectivement la guerre dans sa réalité la plus concrète, matérielle, corporelle, humaine et morale.
Pour Julie Deliquet, c’est le second spectacle consécutif adapté d’un support documentaire, après Welfare, présenté dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon 2023. Si celui-ci souffrait du décalage entre les comédien·nes actuelles et les protagonistes d’origine dans le documentaire de 1975 de Frederick Wiseman, qu’en est-il de cette adaptation ici non d’un film mais d’un livre ? Le travail d’adaptation de Julie Deliquet, Florence Seyvos et Julie André sélectionne, découpe, réassemble et réagrège les plus de cinq cents témoignages de l’ouvrage en ceux des neuf femmes assises face à nous. Svetlana les interroge ensemble, réunies dans cet appartement le temps d’un après-midi : Julie Deliquet ancre ainsi le spectacle dans l’ici et maintenant, le présent de la représentation. Leurs prises de parole, d’abord hésitantes, puis de plus en plus affirmées, tressent un tableau d’anecdotes qui se répondent et s’entraînent.

La guerre à hauteur de femme
Elles sont brancardière, tireur d’élite, pilote, infirmière, agent de transmission, ou encore partisane. Leurs mots racontent effectivement la guerre dans sa réalité la plus concrète, matérielle, corporelle, humaine et morale, loin des récits de campagnes militaires, d’offensives et de faits héroïques. C’est l’histoire de l’entrée en guerre de filles de 16 ou 17 ans, à peine bachelières, qui s’engagent volontairement contre l’envahisseur nazi, animées d’un sentiment patriotique nourri par l’éducation et la propagande soviétiques, et qui se découvrent aussi impréparées que l’armée rouge aux violences des combats. Elles se questionnent sur la haine nécessaire pour tuer les fascistes, la honte d’être une femme et d’avoir ses règles au front à côté des hommes, ou encore la culpabilité de ne pas reconnaître ses propres enfants. Elles racontent autant des moments d’horreur (le cri d’un enfant qu’on jette dans un puits, un membre qu’on doit amputer à coup de dents, faute de couteau) que des moments plus légers, des chants de régiment aux amours dans les tranchées.
Elles témoignent également du retour de la guerre, quand, meurtries autant que les hommes, leurs expériences ont pourtant été invisibilisées, gardées silencieuses et délégitimées, alors qu’elles tentaient ou étaient tenues de reprendre une vie de femme : « on nous a échangé la victoire contre un bonheur féminin ordinaire ». Racontent que c’est après la guerre, et non pendant, que l’on sombre dans la folie, que l’on ne supporte plus de voir la chair d’un poulet ou de sentir l’odeur du sang quand on cuisine – il faut alors réapprendre à vivre, à rêver, et à tomber amoureuses.
Loin d’un grand récit unifiant, la multiplicité des paroles et la singularité des expériences affirment à chaque instant une vérité du vécu face au mythe de l’héritage soviétique héroïque enseigné dans les manuels scolaires.
Loin d’un grand récit unifiant, la multiplicité des paroles et la singularité des expériences affirment à chaque instant une vérité du vécu face au mythe de l’héritage soviétique héroïque enseigné dans les manuels scolaires. Et celle-ci est évidemment éminemment politique, à la fois en restituant la façon dont les expériences ont été déterminées par des circonstances (« Notre époque nous a fait telles que nous sommes »), en critiquant l’héritage stalinien (« Les purges de 37 ont provoqué 41 »), et en prenant ses distances avec une idéologie qui utilise la victoire comme un capital politique, jusqu’à aujourd’hui…
Une conversation vivante et fournie
Le choix de Julie Deliquet de réunir tous ces témoignages dans un seul espace et une seule durée, deux heures et demie (sans autre pause qu’une chanson traditionnelle entonnée en chœur et un poème d’Anna Akhmatova), tend comme le livre de Svetlana Alexievitch à la constitution d’une parole collective : la mise en commun de toutes les expériences individuelles créé une polyphonie, un ensemble, et l’on se croirait assez évidemment au cœur d’une réunion d’anciennes combattantes. La pièce prend le temps de créer ce collectif : la ligne du début se défait tout doucement, et progressivement les femmes ne parlent plus directement au public mais les unes aux autres, elles se lèvent et commencent à investir, après une heure et quart de représentation, le décor.
Leurs voix, leurs silences, ou encore leurs pleurs traduisent l’implication viscérale de chacune, et cette sensibilité déborde du plateau pour contaminer l’auditoire.
Ce qui assumait au début la forme du témoignage brut prend enfin celle d’une véritable conversation, organique et fluide, avec ses rebonds, ses interruptions, et ses confrontations. Il est impossible de ne pas souligner la performance remarquable des neufs comédiennes, Julie André, Astrid Bahiya, Evelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy et Hélène Vivies, qui s’approprient les montages d’expériences comme si c’étaient les leurs. Leurs voix, leurs silences, ou encore leurs pleurs traduisent l’implication viscérale de chacune, et cette sensibilité déborde du plateau pour contaminer un auditoire pendu à leurs lèvres.
Pour Julie Deliquet, assumer jusqu’au bout ce choix de nous faire passer plus de deux heures en compagnie de ce groupe de femmes est à la fois audacieux et risqué. Il est réussi de par l’atmosphère ainsi créée, de souvenirs et de confidences, et la sensation d’authenticité qui se dégage de cette communauté de femmes et d’actrices – même si les interventions de Svetlana-Blanche Ripoche qui scandent cette conversation, pour relancer sur tel ou tel autre sujet, marquent encore une construction dramaturgique un peu trop visible. Le seul véritable point faible de La guerre n’a pas visage de femme réside néanmoins précisément dans cette structure en une longue suite d’anecdotes, d’une longueur peu ou prou égale. Au fil du spectacle, les témoignages s’enchaînent quasiment tous dans une même énergie, sans que certaines paroles soient plus ou moins mises en relief. La quasi-absence de pause, ou de silences, ne permet pas non plus de bien apprécier, ou plutôt encaisser, certains des témoignages les plus difficiles ou les plus significatifs. Il nous semble par moment que Julie Deliquet a presque voulu mettre trop de récits : ce grand nombre de témoignages, délivrés sur un ton souvent similaire, produit un contenu dont la densité ne nous permet pas d’isoler vraiment les figures amalgamées au sein de ce collectif, et de singulariser leurs expériences dans leur pleine force.

Enfin, le très beau décor de Zoé Pautet et Julie Deliquet est sous-utilisé : cet appartement communautaire, écho à la vie de nombreuses anciennes combattantes, et à la sphère domestique à laquelle elles sont ramenées après la guerre, n’est que très peu véritablement investie par les comédiennes, et reste malheureusement un peu accessoire. Dans sa démarche, l’autrice biélorusse rencontrait chaque femme à son domicile, y passait de nombreuse heures, parfois la journée entière, à créer les conditions de la confidence de ses interlocutrices. Dans la pièce, tout se passe très rapidement, comme s’il n’y avait pas de difficulté à reconvoquer ces souvenirs. La scénographie est alors à l’image du spectacle : une vision certes authentique, mais amalgamée de l’expérience, quand il aurait été sans doute intéressant de s’appuyer sur sa matérialité puissante et évocatrice pour entrer plus profondément dans la vie de ces femmes et dans leurs confidences.
Il ne faudrait néanmoins pas s’arrêter à ces limites : La guerre n’a pas un visage de femme demeure un spectacle particulièrement émouvant, qui touche en partie par la simplicité de son dispositif, et surtout par la performance de sa distribution. Il a également le mérite de faire résonner des expériences qui rappellent à nos esprits la réalité des conflits, et le caractère universel des souffrances endurées, faisant signe vers les guerres actuelles où sont perpétrées autant d’horreurs que lors de celles du XXe siècle. Alors que Svetlana exprimait au début le souhait d’« écrire sur la guerre un livre qui donne la nausée profonde ; qui donne une idée odieuse de la guerre », force est de constater que le spectacle de Julie Deliquet ne laisse pas son public indemne. À la première du spectacle, à laquelle nous assistions, vers la fin de la pièce, tandis que les actrices donnaient à entendre avec une immense fragilité et une émotion non feinte des récits de violences sexuelles subies ou observées, une spectatrice fut prise d’un malaise, et dut être évacuée de la salle… Et, après une fin aussi douce que l’était l’ouverture, ce furent des applaudissements empreints d’une très grande émotion qui s’élevèrent des gradins, où l’on pouvait apercevoir en pleurs de nombreuses femmes, et quelques hommes.
La guerre n’a pas un visage de femme
D’après le livre de Svetlana Alexievitch
Mise en scène – Julie Deliquet
Avec – Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès
Traduction – Galia Ackerman, Paul Lequesne
Version scénique – Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique – Pascale Fournier, Annabelle Simon
Scénographie – Julie Deliquet, Zoé Pautet
Lumière – Vyara Stefanova
Costumes – Julie Scobeltzine
Régie générale – Pascal Gallepe
Coiffures et perruques – Jean-Sébastien Merle
Assistanat aux costumes – Annamaria Di Mambro
Réalisation des costumes – Marion Duvinage
Construction du décor – Atelier du Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
Régie plateau – Bertrand Sombsthay
Régie lumière – Sharron Printz
Régie son – Vincent Langlais
Accessoiriste – Élise Vasseur
Habillage – Nelly Geyres
La guerre n’a pas un visage de femme est publié aux éditions J’ai lu.
Vu le 30 mai 2025 au Théâtre Jean-Claude Carrière, Montpellier, dans le cadre du Printemps des Comédiens
Prochaines dates
24 septembre au 17 octobre – Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
8 et 9 janvier 2026 – Théâtre National de Nice, Centre dramatique national Nice Côte d’Azur
14 et 15 janvier – MC2: Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale
21 au 31 janvier – Les Célestins, Théâtre de Lyon
4 et 5 février – Comédie de Saint-Étienne, CDN
10 et 11 février – Théâtre de Lorient, CDN
18 au 20 février – Comédie de Genève
25 et 26 février – Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie
3 au 7 mars – Théâtre Dijon Bourgogne, CDN
11 et 12 mars – Comédie de Caen, CDN de Normandie
18 et 19 mars – Le Grand R, Scène nationale, La Roche-sur-Yon
27 mars – L’Archipel, Scène nationale, Perpignan
31 mars au 3 avril – Théâtre de la Cité, CDN Toulouse Occitanie
8 au 10 avril – Comédie de Reims, CDN
14 avril – La Ferme du Buisson, Scène nationale, Noisiel
17 avril – Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
22 et 23 avril – Nouveau Théâtre de Besançon, CDN
28 et 29 avril – La Rose des vents, Scène nationale, Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
5 mai – Équinoxe, Scène nationale, Châteauroux
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