La symphonie tombée du ciel : le mystère et la grâce

Jouer en collectif

D’abord le concerto, ici la symphonie. Dans son travail avec l’orchestre La Sourde, Samuel Achache et ses acolytes semblent questionner la nature même de la forme musicale, en commençant dans leur précédent travail par le concerto. Le concerto est une sorte de dialogue entre un soliste et l’orchestre, qui peut prendre l’allure d’une lutte. On ne peut lui dénier un aspect seul·e contre toustes, David contre Goliath, et en même temps triomphal, royal, l’escorte de l’empereur, la voix solitaire et le meneur de foule… Les mêmes questionnements semblent ici avoir présidé à la création : qu’est-ce qu’une symphonie ?

La sym-phonie est comme la sym-pathie, elle nous parle d’être ensemble, de former groupe, de faire avec (du grec ancien σύν / sún, « ensemble, en même temps »). Composition instrumentale savante, de proportions vastes et souvent structurée en plusieurs mouvements qui épousent plusieurs états, rythmes et couleurs, c’est la forme qui met à l’honneur le collectif : pas de soliste qui vole la vedette, il faut faire corps pour que la musique advienne. Ici c’est d’autant plus vrai que les musicien·nes jouent tout intégralement par cœur : sans la mise à distance des pupitres, nous les voyons connecté·es et alertes, sans chef d’orchestre pour les diriger, lié·es par les regards, les respirations. L’orchestration étonnante – piano, violes de gambe et cordes, guitare, tambour, flûte, clarinette, sacqueboute, petite fanfare – ne cache pas ses disparités. Ici ce n’est pas un corps lisse que nous voyons respirer, jouer et chanter ensemble, mais un vrai groupe composite qui tente cette expérience de raconter ensemble une histoire, de fabriquer un son commun constitué de plusieurs styles et héritages différents.

(c) Joseph Banderet

Ceci n’est pas un concert

Samuel Achache et ses complices n’en finissent pas d’explorer les contre-allées et les chemins de traverse des formes musicales : spectacle ou concert, ils/elles bougent les lignes et changent notre manière d’écouter. Dans ce format-là, moins de « théâtre » que dans d’autres projets de Samuel Achache, comme le brillant Sans Tambour ; il s’agit plutôt d’expérimenter le format musical en lui-même et toutes ses possibilités. Il ne s’agit pas forcément ici de comprendre un fil narratif, mais simplement de recevoir un objet étonnant et nouveau, de ne pas savoir exactement où l’on va et surtout, d’arpenter ce chemin détourné avec toujours une forme d’humour et d’autodérision qui manquent en général si cruellement au monde de la musique dite « classique » (ou contemporaine, ce qui est presque encore pire). Samuel Achache, Florent Hubert, Antonin Tri Hoang et Eve Risser jouent habilement des références musicales avec une ouverture quasi classique portée par un réjouissant motif de cordes, tout en passant par des développements aux harmonies plus dissonantes et audacieuses, un piano préparé, une chanteuse lyrique avec un récitatif quasi dodécaphonique, jusqu’à emprunter du côté du jazz et des musiques populaires italiennes dans un excellent intermède de fanfare. C’est hybride, joyeux, surprenant, improbable ; c’est tombé du ciel !

(c) Joseph Banderet

Le miracle

Il y a tout de même une ligne directrice à tout cela, une sorte de thème qui puisse être introduit et développé comme dans une symphonie. Les quatre inventeur·euses de cette aventure ont choisi de travailler sur les miracles. Le dialogue alors se place sur un autre plan : tissés étroitement avec le discours musical, des témoignages diffusés sur haut-parleur racontent l’expérience de miracles dans la vie quotidienne. Comment raconter ces moments de grâce et d’alignement des étoiles, lorsque l’impensable surgit, que l’on survit à une catastrophe ? Le miracle, c’est comme la récupération de l’espoir, un pied-de-nez à toutes les vérités logiques, et un hommage à l’indécrottable optimisme des humains trop humains qui refusent le pire.

Pour épouser cette vibration mystique dans la voix des invisibles témoins, la musique est construite au plus près de leur langage : parfois elle suit littéralement les syllabes, de manière rythmique, parfois elle imite la mélodie de la voix, comme l’a fait en son temps Steve Reich entre autres dans Different Trains. La parole devient un instrument de la symphonie, et même son cœur sensible, celui qui structure l’ensemble. Deux récits nous seront principalement présentés : celui de l’ascension à la chapelle d’une madone italienne pour demander la guérison d’un père, et celui d’une survie improbable sous une avalanche. Peu importe finalement que le miracle ait eu lieu ou non, ce qui importe c’est cette exaltation d’une transcendance possible, ce « et si… ? » qui nous soulève le cœur et ouvre l’espace de l’imaginaire. Quoi de mieux que la musique pour arpenter les territoires du miracle ? On ne peut pas le voir, mais on pourrait peut-être l’entendre… Rassemblé·es autour du foyer de ces voix que matérialisent des hauts-parleurs sur pied, à la forme quasi extraterrestre de mini soucoupes volantes, les musicien·nes se mettent au service de ce mystère. Un spectacle plein d’une joie profonde, et touché par la grâce.