Le Voyage d’Alice en Suisse : choisir sa fin

Voyage au bout de la vie

Le docteur Gustav Strom pratique l’euthanasie sur des personnes qui ne sont pas considérées comme étant « en fin de vie ». Le docteur Strom, qui évolue entre l’Allemagne et la Suisse, pays dans lequel l’euthanasie est tolérée, accompagne des patient·es dont le diagnostic vital est flou, atteint·es de pathologies physiques et mentales qui, selon l’avis des médecins académiques, ne justifient pas la mise en place de l’aide à mourir. Mais le docteur Strom n’est pas un médecin académique, c’est un médecin qui suit au plus près l’état psychologique des personnes qui le consultent et qui l’appellent à l’aide : il est à l’écoute de leur souffrance, de leur souffrance intime, qui n’est dans aucun manuel de médecine, et qu’aucun médicament ne peut guérir. Il faut avoir bien en tête ce point de départ pour comprendre Le Voyage d’Alice en Suisse du dramaturge Lukas Bärfuss, mis en scène par Stéphanie Dussine, actuellement présenté au Théâtre de Belleville. Car Le Voyage d’Alice en Suisse n’est pas un spectacle sur l’euthanasie : c’est un spectacle sur l’assistance au suicide des patient·es malades, mais de maladies qui ne leur donnent pas accès à l’euthanasie (active ou même passive) en milieu hospitalier, pour laquelle il n’existe pas, en Suisse, de réglementation légale explicite. En effet, le docteur Strom n’administre pas lui-même la dose létale de somnifère, il le commande sur ordonnance et le donne à son·sa patient·e qui le boit allongé·e ou assis·e sur un lit, dans un appartement loué par le médecin.

Le Voyage d'Alice en Suisse © Hélène Gardere
© Hélène Gardere

La pièce Le Voyage d’Alice en Suisse est sous-titrée scènes de la vie de l’euthanasiste Gustav Strom et c’est tout à fait programmatique : pendant une heure et demie, nous allons assister à un enchaînement de courtes scènes entre le docteur Strom, ses patients, son infirmière et son propriétaire. Interprété par Nicolas Buchoux, tout à la fois juste et fiévreux, impeccable et touchant, ce médecin se présente comme le dernier recours pour les personnes en mal de vivre que la médecine classique a laissées sur le bord de la route : cette femme dont le cancer a ravagé le visage mais « n’est pas en danger de mort », cet homme, John, à la maladie dégénérative qui grignote petit à petit sa capacité à se mouvoir mais qui est déjà âgé alors pourquoi vouloir accélérer le processus, et cette femme enfin, Alice, que la dépression dévore de l’intérieur, un mal-être inaudible pour la société qui l’entoure, sa mère en premier lieu, qui l’invite à « aller faire une petite marche » plutôt que de « paresser » toute la journée.

La pièce pose intelligemment cette question — que faire de nos malades qui veulent mourir ? — sans jamais y répondre, bien que la mort advienne sur scène, et ça, c’est très courageux, et très étrangement beau : il sera question d’un sac en plastique, d’un drap blanc immaculé, d’une robe bleu ciel sans nuages, et d’une vapeur qui s’élève, tranquille. La direction artistique au plateau enrichit la douce gravité du propos, en venant augmenter la résonance de ce questionnement vital, sans jamais l’alourdir. Le décor imaginé par Margaux Maeght — de grands pans de tissus peints ou de toile semi-opaque tendus en fond de scène —,  rehaussé par la belle lumière d’Adrien Ribat, donne une ampleur bienvenue à la pièce, qui agrandit le plateau et ouvre de nouvelles perspectives. La musique imaginée et interprétée en direct au plateau par Charles de Saint-Dizier est également une très bonne idée, le trombone, le synthétiseur, le looper et sa voix sont autant d’instruments qui ajoutent à l’atmosphère feutrée de la mise en scène, tout en silence et en souffle coupé.

Le Voyage d'Alice en Suisse © Hélène Gardere
© Hélène Gardere

De l’autre côté du miroir

Malheureusement, quelque chose manque, une densité, une certaine rigueur dans l’enchaînement de scènes ou un certain naturel dans la diction du texte, comme une alchimie qui ne se fait pas. Peut-être des décisions de mise en scène auraient pu être prises pour resserrer la durée du spectacle (alors même qu’il est court, quelques scènes s’étirent inutilement), ou éclairer des zones de texte restées dans l’ombre, dans l’incompréhension d’un·e spectateur·rice français·e non-initié·e aux problématiques du suicide assisté. On regrette ces moments un peu flottants, qui ne font pas honneur aux autres, aux moments vivants, où véritablement il se passe quelque chose : quand le docteur Strom hurle à la nuit sa solitude face à un Ordre des médecins sourd aux appels à l’aide des agonisant·es, quand John (Olivier Hamel, le papi qu’on aimerait avoir) nous fait écouter les sons d’oiseaux qu’il collecte dans son petit magnétophone, dans un très joli moment de suspension émue, quand Lotte, la mère d’Alice (Brigitte Aubry, toujours juste), tombe au sol, de tristesse, d’amour, de désespoir.

Cela dit, il n’empêche que le spectacle est important. D’une part, parce qu’il fait découvrir ce texte suisse en France, où la question de l’euthanasie est toujours un sujet brûlant, et où rien, encore, n’a été sérieusement entrepris dans le domaine légal. D’autre part, parce que Le Voyage d’Alice en Suisse fait naître, dans le même temps que sa représentation et après elle, en rentrant chez soi, des questionnement intimes : comment réagirais-je si un·e proche m’annonçait qu’iel voulait mourir ? Voudrais-je avoir mon mot à dire ? Pour questionner les conditions de la mise en place du suicide assisté ? Et moi, si je voulais pouvoir avoir accès à l’euthanasie, pour mon cas propre, me sentirais-je démunie, oubliée, trahie, si elle était toujours interdite dans mon pays ? Le moment venu, aurais-je les moyens, la force, le courage de partir ailleurs ? Et en attendant ce moment, comment puis-je m’informer voire me mobiliser pour faire avancer le débat ? 

La Compagnie Esbaudie, à l’origine de cette mise en scène du Voyage d’Alice en Suisse, nous renvoie à trois documentaires éclairants et accessibles gratuitement en ligne sur les sites d’Arte et France TV : Les Mots de la fin réalisé par Agnès Lejeune et Gaëlle Hardy, Fin de vie : pour que tu aies le choix animé par Marina Carrère d’Encausse et Lord take me soon de Guillermo Florez. Enfin, un bord plateau était organisé hier soir — trop tard ! — avec une représentante de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité dont je vous invite à consulter le site internet en cliquant juste ici, pour pouvoir, malgré tout, se renseigner sur leurs actions. Autant d’outils et d’ouvertures que nous propose ce spectacle, qui, rien que pour cet impact dans nos réalités, mérite d’être vu.

Le Voyage d'Alice en Suisse © Hélène Gardere
© Hélène Gardere

Pour le droit à mourir dans la dignité, pour la reconnaissance de l’implication des personnels soignants, pour la prise en charge des soins de santé mentale, pour l’accompagnement des familles et des aidant·es, le théâtre demeure un outil de représentation et de lutte incontournable et essentiel. Le Voyage d’Alice en Suisse mis en scène par la Compagnie Esbaudie fait sa part et ajoute sa petite pierre à ce combat nécessaire pour le mieux-vivre et le mieux-mourir.

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