La comédienne Clara Koskas incarnant Cassandre en transe, dans le spectacle Léviathan de Gwendoline Destremau.

Léviathan : Cassandre au pays des douleurs

Superposition des voix, similarité de la douleur

« Je suis soulagée de mourir ce soir », avoue cette jeune femme, recroquevillée dos au public, donnant le ton d’une parole qui sera empreinte de colère et de tristesse. Cette parole, c’est le long monologue d’une Cassandre contemporaine, un « cri coincé dans la gorge » porté avec une extraordinaire intensité par Clara Koskas. En elle coexistent la visionnaire troyenne, fille d’Hécube et de Priam, héroïne tragique qui vit mourir tous ses frères pendant la guerre, et une femme d’aujourd’hui, qui se demande pourquoi toutes les femmes qu’elle connaît ont été victimes de violences sexuelles. Ce ne sont pas deux personnages différents qui alternent – ce sont une seule et même personne, habitant un seul corps et parlant d’une même voix. Force de la modalité théâtrale qui permet cette superposition des époques et des vies, sans aucune confusion. Tantôt en force ou en douceur, Clara Koskas unit dans sa corporéité athlétique, en puissance retenue puis relâchée, la multiplicité de celles qui l’habitent.

Avant tout un cri de colère, le texte dense de Gwendoline Destremau est une tentative d’expulser de ses viscères les marques de la souffrance causée par les hommes. Images de meurtres, de viols, d’agression, de destruction sont convoquées, dans un discours qui entrelace lyrisme et crudité du langage, parfois au sein d’une même phrase (« J’irai disposer des fleurs sur ces chattes défoncées »). Plus qu’une analogie, c’est une filiation qui est établie entre le saccage de Troie et les violences d’aujourd’hui – « mon corps ravagé comme celui d’un pays en guerre », le spectacle faisant entendre la similarité de la douleur d’une réalité à l’autre, et celle des mécanismes de justification de celle-ci par ceux qui la perpétuent. De cette colère personnelle naissent en effet des interrogations philosophiques qui viennent soumettre à l’examen de la réalité les notions de nature, de droit, de morale – et la façon dont la société normalise et reproduit cette violence, notamment à travers les mythes.

« Parler de viol et avoir l’air intelligent »

Car le choix d’une figure mythologique pour porter ce discours n’est pas purement esthétique, et Léviathan nous le fait comprendre par le détour d’une parole qui devient alors méta-théâtrale. Le mythologique a servi de bouclier aux hommes pour raconter des récits de vengeance, de viol et de meurtre, leur donnant un vernis respectable et lyrique, désamorçant la violence intrinsèque à ces actions et invisibilisant la souffrance causée. Ou comment « parler de viol et avoir l’air intelligent ». Or, en incarnant Cassandre et en faisant de sa colère et de son désespoir ceux de toutes les femmes, elle retourne cette logique contre elle-même, gagnant par là sa légitimité : « J’ai voulu parler d’universel et m’appeler Cassandre. (…) Cette histoire sera légitime car elle sera grecque. » Plutôt que d’héroïser les victimes, qui reviendrait à atténuer la nature de ce qu’elles ont réellement vécu, Léviathan fait le choix d’un discours incarné prenant sa source dans l’intime, qui s’étend aux anonymes violées et tuées. Et interroge intelligemment l’usage et la signification des figures mythiques comme symboles.

Un duo en fusion

La violoncelliste Ariane Issartel dans le spectacle Léviathan, de Gwendoline Destremau
© Julie Cotinaud

Si la comédienne porte seule cette parole, au plateau cependant, elle n’est pas entièrement seule, puisqu’accompagnée au violoncelle et aux effets sonores par Ariane Issartel. Le redoublement de la voix de Clara Koskas par la présence et la musique de la violoncelliste participe de la perception d’une parole multiple et ancrée. Le duo est une des grandes forces du spectacle, en donnant au monologue un contrepoint, humour contre gravité, désespoir contre consolation, douceur contre colère, dans un jeu où leur interaction devient un moteur dramaturgique, et qui vient teinter d’étonnement un récit qui sans cela pourrait être plombant, pour dire le moins. Par son rôle scénique loin d’être illustratif ou accompagnateur, la musicienne apporte une profondeur et donne à voir une autre présence de femme tout aussi intense dans un registre non-verbal. Dans une des scènes les plus puissantes du spectacle, quand Cassandre ne peut plus s’exprimer, et que nous voyons son corps souffrir en silence, c’est une violoncelliste transcendée qui prend le relai, exprimant par la musique toute la souffrance intérieure qu’il est impossible à mettre en mot, et fournissant en même temps la force de se relever et de danser.

Il y a dans Léviathan, dans son ambition de représenter par une seule figure, vulnérable et désespérée, toutes les victimes d’abus et de violences de guerre, et dans le chemin qu’il trace entre désillusion et consolation, quelque chose de Sarah Kane, autrice des corps torturés, des violences physiques et psychologiques, de l’anéantissement de l’humain. Seule faiblesse du spectacle, le texte de Gwendoline Destremau ne choisit pas clairement entre l’explicatif et le poétique : en voulant être à la fois lyrique et philosophique, il s’épuise un peu à essayer de maintenir les deux registres, et perd en force dramatique et en subtilité ce qu’il gagne en clarté, pouvant frustrer par moments. Néanmoins, son duo d’interprète en fusion qui donne vie à cette composition délicate, et la mise en scène minimaliste et crépusculaire, font de Léviathan un spectacle qui ne laisse pas indemne. Et où l’on se retrouvera forcément quelque part dans la rage, la tristesse, le questionnement ou la consolation.

La comédienne Clara Koskas les bras écartés dans une atmosphère bleu nuit dans le spectacle Léviathan de Gwendoline Destremau.
© Dominique Farouest

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