L’instant poésie de Denis Lavant : libérer le Poème par les voix

S’affranchir de la notion de fidélité

Traditionnellement — et il me semble que cette norme reste largement en place aujourd’hui — l’acteur·ice·s interprète un texte en cherchant à en respecter la fidélité : fidélité au sens, à la musicalité, à une idée ou à un imaginaire projeté sur l’œuvre. Pourtant, cette notion de fidélité est complexe et difficile à cerner : fidélité à quoi, exactement ? À l’intention de l’auteur·ice ? À la signification que l’on veut en tirer ? Aux fantasmes qu’une lecture a pu provoquer ? Dans le cadre de ses émissions, Denis Lavant semble mettre de côté cette notion de fidélité. Il privilégie la manière dont la voix, dans sa diversité, peut révéler différentes formes d’existence du texte. Son but n’est pas d’imposer une lecture unique, mais d’offrir au poème un territoire vocal, permettant ainsi d’en ouvrir les possibles.

La voix comme éveil du poème

L'instant poésie, de Denis Lavant
© Clémentine Oberkampf, Radio France

Ce qui distingue Denis Lavant, c’est sa capacité à être à la fois le corps et la voix de la langue. Son interprétation devient un terrain de jeu pour le texte, et ce jeu s’étend au point de devenir celui du public. Lavant n’est pas un gardien du temple, mais un acteur qui ouvre les portes du texte et immerge ses auditeur·ice·s dans l’univers du poème. Il semble naturel qu’il ait choisi de ne pas être le seul à lire, car il ne veut pas incarner une lecture solitaire et intime, mais plutôt faire « tenir le texte debout » — pour reprendre l’expression de Jacques Copeau — dans le monde public. Lavant n’impose pas ses choix ; il partage les tâtonnements qu’il éprouve face au texte et invite d’autres acteurs à les expérimenter avec lui. Dans ses émissions, il ouvre l’espace à diverses voix pour lire les poèmes qu’il a choisis. Cette multiplicité de voix ne dilue en rien le sens ; au contraire, elle l’enrichit. En invitant d’autres interprètes à apporter leur propre lecture, Lavant permet à chaque poème de se dévoiler sous plusieurs facettes, non pas à travers plusieurs interprétations du sens, mais par l’exploration des potentialités du texte : ce qu’il peut devenir lorsqu’il se frotte au monde de la voix.

Le sens en expansion

Lavant crée un espace de réflexion où le poème résonne différemment en fonction des mondes sonores dans lesquels il évolue. D’un côté, il nous permet d’entendre l’original des poète·sse·s — comme W. H. Auden — en plus de leur traduction. Il mêle sa propre voix à celle de Leïla Muse, qui interprète le Blues du mur romain, tandis qu’il lui répond en français. La version anglaise de Leïla Muse restitue la rythmique hachée propre à l’écriture du poème, caractérisée par l’utilisation quasi systématique de syllabes brèves. La version française, quant à elle, conserve bien cette cadence, mais Lavant ne se contente pas de chercher à reproduire la musicalité de la langue ; il en explore plutôt la densité des images, donnant au poème une dimension lyrique que la langue originale ou traduite ne contient pas nécessairement, mais dont le décalage enrichit le texte. De l’autre côté, Lavant nous offre plusieurs versions d’un même poème, variant les voix, les intonations, les rythmes. Prenons, par exemple, Comment dire de Samuel Beckett, interprété alternativement par Caroline Mounier et Denis Lavant. Les deux lectures sont puissantes. Le timbre chaud de Caroline Mounier donne aux voyelles une texture particulière, nous plongeant dans le « raisonnable » de chaque mot, qui devient un espace à part entière. En revanche, l’interprétation de Lavant, plus parcellaire et égrainée, fait exister la suspension et la tension interne du poème, ce fil constant qui parcourent l’écriture beckettienne. Cette diversité vocale ne cherche pas à offrir une fidélité stricte au texte, mais à révéler la relation vivante entre le poème et son interprétation vocale. La lecture devient une expérience plurielle et dynamique, où chaque interprète ouvre sa voix pour permettre au poème de s’épanouir et d’exister de manière plus riche. Ainsi, Lavant ne se contente pas de nous faire écouter un texte ; il nous invite à écouter une lecture, un dialogue vivant entre la voix et le sens.

La voix : l’invisible qui donne forme au texte

L'instant poésie, de Denis Lavant
©Radio France – Clémentine Oberkampf

On pourrait objecter que cette approche relègue le texte au second plan, en faveur de la « performance vocale », un geste qui pourrait sembler dissocier corps et esprit. Pourtant, il me semble que ce n’est pas ce qui se passe ici. Penser ainsi serait encore considérer la voix comme un simple médium au service du texte. Or, dans cette émission, la voix n’est pas un simple véhicule du sens : elle devient acteur·ice·s à part entière dans la compréhension du texte. Chaque voix qui traverse le poème lui confère une dimension supplémentaire. La voix ne se contente pas de transmettre un sens, elle lui redonne vie, elle lui permet d’exister dans toute sa fluidité, avec des richesses, des nuances et une vibration toujours renouvelée. Prenons l’exemple de la lecture par Lou Chauvin du poème d’Hélène Fresnel. La voix de Lou chauvin ajoute une dimension infiniment concrète au poème, un poids émotionnel palpable. Il ne s’agit pas ici de déchiffrer une écriture savante, comme chez Auden, mais d’égrener des mots simples, directs et pleins de sensibilité. Lavant, dans cet épisode, intervient peu, laissant la place à la lecture de Lou Chauvin. Son intervention est marquée par une prudence, comme s’il ne voulait pas perturber les délicates trouvailles de l’actrice. En outre, la démarche de Lavant se distingue de l’approche théâtrale classique, où la voix est souvent soumise à des règles de diction strictes ou à des conceptions prosodiques précises. Lavant, en ouvrant son émission à diverses voix, ne sacrifie pas le sens ; il invite au contraire à dépasser les contraintes pour permettre une expression plus libre et plus organique du texte. La poésie se nourrit de cette liberté d’interprétation. Dans l’interprétation que Nell Lavant offre du poème de Sabine Sociaux, Vignes Vierges d’automnes, il y a un lyrisme rarement offert en France, où l’on a parfois peur de trop exprimer. Ce lyrisme, habité par l’actrice, traverse le texte sans surjeu, mais dans une pleine présence, qui donne à chaque mot un relief singulier et personnel. 

La voix comme respiration du texte

Certain·e·s pourraient arguer que, lorsqu’il est ainsi « débridé » par les voix, le texte perd de sa force en tant qu’œuvre littéraire. Mais je crois que, bien au contraire, c’est dans ce changement de paradigme — où la voix et le texte dialoguent librement — que réside la véritable force du poème. Lavant ne sacrifie pas le texte, il lui permet de respirer. Chaque acteur, à travers sa propre voix, fait exister le texte à sa manière, sans jamais l’effacer. Ce qui fait la force de l’approche de Denis Lavant, c’est cette capacité à ne pas imposer une vérité unique. Il crée un espace de rencontre entre le poème et l’interprète.s, un espace où la voix n’est pas là pour « transmettre » un sens figé, mais pour ouvrir le texte à ses multiples possibilités. Cette fluidité, cette ouverture à l’interprétation, me semble être le cœur de cette émission, où le poème prend vie dans toute sa richesse et ses contradictions.

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