NÔT what you expect

Qui a dit que les contes font faire de beaux rêves ? 

Nôt, Marlene Monteiro Freitas
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La NÔT proposée par la chorégraphe — « nuit » en capverdien — est peuplée de cauchemars, de visions sombres et dérangeantes, de celles que les contes anciens éveillent. Car les contes ont aussi leur part d’obscurité et c’est celle-ci que la chorégraphe décide d’explorer dans son spectacle. De la multitude de lits aux draps maculés de sang qui rappellent les couches des femmes de barbe-bleue, aux poupées brisées et ensanglantées en passant par des pantins- despotes, Nôt explore un imaginaire subversif et sombre.


« Une nuit qui s’ajoute aux autres nuits », plus glaçante et aseptisée qu’on ne se l’imagine quand on pense à ce récit du neuvième siècle. Pourtant cette lecture est pertinente dans la froideur et la violence qu’elle propose : ces histoires n’ont rien de réconfortant : Shéhérazade tente d’éviter une mort certaine. Dès lors, que peut-il exister dans cet entre-deux sinon la peur, l’horreur et le mystère ? J’ai vu —entre autres — dans cette lecture de Marlene Monteiro Freitas une mise en lumière froide du despotisme du Prince.

Ordres et désordres

Un principe de mouvement guide les corps dans NÔT : l’obéissance et la contrainte. Par des jeux de bruitages, le son précède le geste d’une servante qui gémit en astiquant le décor, le bruit semble forcer ses actions. Un pantin effaré est déplacé violemment, son visage est tourné par des mains gantées, ses jambes s’agitent en panique. Les costumes mêmes induisent un rapport de force ambigu : de longues robes noires de velours agrémentées d’un col fluo, étrange mélange entre soubrettes et arbitres d’un jeu aux règles inconnues. La scénographie faite de cages métalliques blanches et d’une lumière de stade rappelle les éléments des terrains de football, en écho avec les sons de sifflets produits par les danseurs. Les percussions évoquent les marches forcées des militaires, sonnant un tempo qui guide les mouvements saccadés et précis des danseurs – automates.

Nôt, de Marlene Monteiro Freitas, au Festival d'Avignon
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Pourtant ce rapport de force grince, il déraille, il éclate par l’accumulation des gestes, la surimpression des mouvements et des éléments à regarder. L’œil se perd dans ce monde chaotique qui semble régit par des lois insensées. Les figures elles-même oscillent entre rigidité et déversement : tout se liquéfie en elles. C’est une véritable expérience du cauchemar, moment si particulier dans lequel on ne sait à quoi se raccrocher, tout ce qui fait sens nous déroute et l’on est accablé·e, étouffé·e presque par la profusion de fumée, de musique, de bruits, d’images et de gestes qui nous assaillent.

Grandeur et décadence

Nôt, de Marlene Monteiro Freitas, au Festival d'Avignon
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Les symboles font nombre dans ce spectacle : dès le début, un des performeurs mime se soulager dans un pot de chambre dont il verse le contenu imaginaire sur les spectateur·ices tantôt dégouté·es tantôt amusé·es. Au-delà de la provocation qui a pu choquer certain·es il me semble que ce choix donne à voir toute la force symbolique de l’imaginaire : on sait pertinemment que ce bol ne contient aucun excrément, que cette personne ne se soulage pas dans ce récipient, pourtant la réaction interne reste celle du dégoût. Ce geste banal souligne de façon paradoxalement subtile la croyance à l’oeuvre chez les spectateur·ices, comment ce qui est fait sur scène —malgré sa fictionalité — est ressenti comme vrai, ou du moins comme symboliquement opérant.

Le contraste entre les lits toujours plus immenses, aux draps infinis et les trônes ridiculement bas et petits participe aussi de cette dichotomie symoblique. L’écart entre la prestance de ces figures et leurs voix fluettes, tous ces éléments éveillent la question de la mesure et de la démesure. On peut aussi y lire la démonstration de la fragilité d’un pouvoir qui tente de s’imposer.

La musique, à la fois magnifique et inquiétante, symbolise bien toute la grandeur et la décadence que ce spectacle tente d’explorer. Bien qu’il semble faire la part belle aux clichés des spectacles du IN qui agacent parfois par leur aspect hermétique — le public semblait divisé à la cour : entre fuite et standing ovation — il y a un geste qui puise sa force dans le saisissement au-delà des mots. Si l’expérience n’est pas de tout repos ni forcément agréable, elle a ceci de sincère qu’elle ne cherche pas à conforter les spectateur·ices dans un conte qui endort, au contraire : NÔT réveille, surprend, dérange et ne laisse pas indifférent·e.

Nôt, de Marlene Monteiro Freitas, au Festival d'Avignon
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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