Créé en 2021, le très beau spectacle de cirque Ombres Portées de la compagnie L’Oublié(e) pose ses bagages au mois de novembre au Théâtre Silvia Monfort à Paris. La circassienne et metteuse en scène Raphaëlle Boitel nous plonge dans un univers très fort aux accents cinématographiques, dans la lignée de ses autres créations, où l’ombre et la lumière deviennent des personnages à part entière au sein d’une famille emmêlée de secrets. Sensible, puissant et organique, Ombres Portées est un spectacle nécessaire dans lequel chacun·e peut trouver un peu de soi et de ses propres combats.
Comment dire
Le spectacle s’ouvre sur une confidence, celle de K. En voix-off, elle nous raconte tout mais sans rien nous dire. Il y a eu la promesse d’un secret, liée à son père, qu’elle ne peut plus tenir aujourd’hui car il l’a brisée trop longtemps. Suspendue en hauteur, l’acrobate Vassiliki Rossillion, qui interprète la jeune femme, commence à se balancer. Elle est d’abord dans l’ombre, mais ses acrobaties lui font traverser les lumières latérales et les effets de fumée, écran symbolique de son mutisme. Progressivement, cet écran s’effondre : ses balancements aériens brisent le quatrième mur et l’entraînent jusque dans la salle, au-dessus de nos têtes. Dans un rire poignant, promesse d’une libération à venir, elle s’envole.
Ombres Portées nous immerge, au rythme d’un métronome, dans les eaux troubles d’une famille silencieuse : un père au regard sombre, trois sœurs inattentives, un frère muet, un beau-frère nerveux et un mariage en préparation. Les relations entre chacun·e d’entre elles et eux sont teintées de non-dits, et l’impossibilité de communiquer est un motif constant : les mots sont remplacés par des gestes pour parler avec le frère muet, ou encore par des regards pour le couple qui ne s’aime plus. Tout est une affaire de détournement. Ne rien entendre, ne rien dire.
Clair-obscur
Le réel se joue ici dans le non-verbal, dans les corps dansants et acrobatiques.
À travers une succession de tableaux acrobatiques et théâtraux d’une grande justesse, les secrets se délient sans être pourtant jamais révélés. Le cirque occupe ici une place essentielle, celle de catalyseur des mots qui ne veulent et ne peuvent pas sortir. Tous les corps des membres de cette famille sont habités par des secousses, presque des décharges électriques, qui se dévoilent dans des solos bouleversants. Chacun·e a quelque chose à dire, et donc quelque chose à cacher. Le réel se joue ici dans le non-verbal, dans les corps dansants et acrobatiques, d’une générosité absolue pour le public qui devient le confident ému de l’ensemble de ces colères.
Nappés par la création lumière de Tristan Baudoin, également scénographe et collaborateur artistique de Raphaëlle Boitel, ces tableaux voient leur force décuplée. L’ombre et la lumière s’échappent de leur rôle purement technique et acquièrent, au-delà même d’un sens métaphorique, une véritable présence. Elles sont autant la cause que la conséquence, le mal lui-même que son symptôme : elles renferment à la fois les secrets et les promesses de leur délivrance. Découpées dans l’espace avec une précision de géomètre, la lumière et l’ombre ne peuvent exister l’une sans l’autre.
Les éléments de décor, sommaires mais ingénieux, donnent de l’ancrage à des scènes théâtrales au réalisme maîtrisé : un fauteuil, un téléphone, une robe… Pour autant, ils révèlent aussi leur magie lorsqu’ils sont mis au service de scènes acrobatiques inattendues, comme celle d’un clownesque coup de téléphone suspendu, interprétée avec brio par l’acrobate Nicolas Lourdelle. Car ce spectacle, malgré la lourdeur de son sujet, ne manque pas d’humour et intègre élégamment des intervalles d’absurde étrangeté, qui n’altèrent en rien l’ensemble.
Face au père, face au pire
La force de ce spectacle réside dans sa grande clarté : même si nous n’entendrons jamais ce que le personnage de K a à dire, qui, toujours, voit sa confession retardée ou bien sa voix recouverte par la musique, nous comprenons. Car nous sommes malheureusement habitué·es à ces silences et à ces indices, car nous reconnaissons ces repas de famille où l’on mange en silence, ces sanglots ravalés. Nous reconnaissons ces figures pétrifiantes – ici, celle du père, remarquablement interprété par Alain Anglaret – devant lesquelles les mots ne trouvent pas d’issue.
Ce père qui reste stoïque, face aux spasmes de sa famille et notamment de ses trois filles qui, malgré leur peur, lui font face, ensemble, dans une scène acrobatique magnifique. Ce père que nous comprenons toujours coupable de quelque chose mais qui a vieilli, et ne peut plus faire de mal, en apparence. Ce père qui finit par demander pardon, en trois petits mots, dits à haute voix, cette fois. Rares sont les moments de spectacle où le temps s’arrête avec cette force, et où un même frisson parcourt une salle entière.
Ombres Portées est un spectacle qui soigne, qui répare. Dans un équilibre parfait entre théâtralité, acrobatie, chorégraphie, création sonore et lumineuse, la compagnie L’Oublié(e) invoque la puissance de la colère et du courage face aux secrets qui enserrent.
Ombres Portées
Mise en scène et chorégraphie – Raphaëlle Boitel
Collaboration artistique, lumière, scénographie – Tristan Baudoin
Musique originale – Arthur Bison
Machinerie, accroches, plateau – Nicolas Lourdelle
Espace sonore – Nicolas Gardel
Interprètes – Tia Balacey, Mohamed Rarhib, Nicolas Lourdelle, Alba Faivre, Vassiliki Rossillion, Alain Anglaret
Régie son – Nicolas Gardel et Thomas Delot
Régie plateau – David Normand
Régie lumière – Tristan Baudoin
Constructions, accessoires – Anthony Nicolas
Complice à la technique en création – Thomas Delot
À voir au Théâtre Silvia Monfort du 5 au 23 novembre 2024