Pour la première fois, le Festival d’Avignon accueille la compagnie franco-catalane Baro d’Evel qui nous offre avec Qui Som ? (Qui sommes-nous ?) un spectacle remarquable de générosité dans la Cour du Lycée Saint Joseph. La compagnie dirigée par Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias travaille à croiser les disciplines, avec pour point de départ leurs pratiques du cirque et des arts de la rue, enrichies de la danse, de la musique, d’un travail plastique, pour créer des œuvres de mouvement sans distinction de genre.
Un plateau territoire
La Cour du Lycée Saint-Joseph est l’un de ces lieux du Festival où l’on a hâte d’aller et les artistes de Qui Som ? l’investissent dès la porte d’entrée. Ils sont postés sur le parcours des spectateur·rices, formels en habits noirs, énigmatiques mais accueillants. Ils saluent celles et ceux qui viennent tandis que l’on découvre à leurs côtés des vases exposés. Vases que nous retrouvons ensuite alignés méthodiquement sur les côtés du plateau, au centre duquel trône une gigantesque forme noire faites de rubans, sorte de piñata ou de tumulus. La troupe donne des indices et lorsque tous·tes les spectateur·ricess ont pris place sur leur siège, une fenêtre à jardin s’ouvre et deux musiciens nous jouent le fameux « jingle » : les trompettes de Maurice Jarre. Cette attention à l’entrée du public, attention au public lui-même et à l’espace depuis lequel la parole va se déployer, se soutient depuis notre entrée jusqu’à notre sortie (plus encore que d’un début à une fin). Qui Som ? se raconte sur le plateau et en dehors de celui-ci, preuve d’une réflexion sur les bords et les marges de ce qui serait un plateau, ou plus exactement un lieu de représentation à construire et à inventer, où la circulation réfléchie s’hérite sans doute de l’expérience de l’espace public et du chapiteau. Ainsi, les 13 interprètes dessinent les rebords du présent de cette collectivité d’un soir.
Ne pas craquer d’être ensemble
Les premiers mots sont portés par Camille Decourtye, revêtant le rôle d’une Madame Loyal dont la voix remplace celle enregistrée et identique pour tous les autres spectacles du IN, et qui rappelle d’éteindre nos téléphones et de ne pas prendre de photographies. Il s’agit de ne pas craquer – et déjà on rit de se voir expliquer comment, si l’on sent monter en nous ce désir impérieux de sortir l’objet, il faut s’ouvrir et regarder les gens.
En son début, Qui Som ? s’ouvre à son propre déséquilibre : du dedans il gagne le dehors, l’espace du jeu, modifie tous les corps.
Soudain, un premier accident est provoqué par Blaï Mateu Trias – qui serait alors un Auguste ? Un vase s’est brisé. Et notre présentatrice s’en alarme, rien ne va déjà plus. Il faut pourtant commencer. Le plateau est déséquilibré, changer un vase de place ne règlera pas le problème, aussi reste à en recréer un. On apporte un bloc d’argile qu’on modèle sur un tour, et voilà un vase bancal qui remplace celui tombé. Les ressorts clownesques de ce début de spectacle ne s’arrêtent pas là, « il faut qu’on y aille » entend-t-on, et tous les artistes se placent au centre du plateau formant un tableau académique parfait de prime abord. Commencer, recommencer. Alors Camille Decourtye entame le Cum Dederit de Vivaldi, tout semble devenir solennel mais seulement un instant, car sous les pieds du groupe un liquide blanchâtre les menace de chutes. Ils glissent, se rattrapent, se déséquilibrent à nouveau et ce mouvement se répercute et s’intensifie jusqu’à ce que leurs vêtements soient tâchés de la tête au pied.
Ici, en son début, Qui Som ? s’ouvre à son propre déséquilibre, celui qui sera exploré pendant toute la pièce. Du dedans il gagne le dehors, l’espace du jeu, modifie tous les corps dont les têtes sont désormais recouvertes de vases d’argile frais, bientôt transformés en masques aux influences multiples. Ces masques brouillent les frontières entre humains, créatures et animaux et peut-être même se parent-ils d’attributs de clown : le rouge aux joues apporté par un enfant dans ce paysage gris, puis le noir venant d’un verre levé à la santé de tous·tes et qui dégouline autour des bouches.

Traverser nos incertitudes
D’une indéniable qualité plastique, le spectacle époustoufle par son sens des bascules, ces allers-retours entre ce qui gagne malgré eux les interprètes et le discours direct au public pour parler de ce qui se passe, de ce que l’on voit, et de comment nous le regardons. Baro d’Evel nous donne à penser notre monde à l’endroit de nos inquiétudes en nous invitant à ne pas baisser les bras, et cela littéralement dans une scène que l’on savoure. Ce qui est fascinant, c’est le degré d’humour et de sérieux propre à cette compagnie qui en travaillant au long cours a développé ce langage incontestablement leur.
La grande force du spectacle est de proposer des images en refusant de les imposer, de chercher des voix au présent, des gestes pour aujourd’hui.
C’est sur ce ton que se raconte sur scène le chaos, sans linéarité et donc plutôt du côté d’une organicité qui nous pousse à nous ouvrir tout au long du spectacle. On voit un enfant qui cherche à croire à un Père Noël qui refuse de l’être, dont le sac de chantier n’est pas une hotte mais le refuge d’un étrange personnage qui est hors-de-lui, un homme qui se lance et tombe tandis que la structure centrale frangée avance dangereusement vers le bord du plateau. Toujours, ces figures sont habitées d’un désarroi qui finit par être détourné en dansant, dans ce mouvement à nouveau d’extériorisation et de mise à nue. La gigantesque montagne noire s’élève et se déploie en hauteur. Flottante, elle est devenue un mur perméable au vent, un ciel où Dieu apparaît en colère mais que la très actuelle Madame Loyal balaie en lui reprochant son absence, ou encore une mer qui s’agite. Son ressac a déposé un corps inerte sur le plateau et bientôt elle le ravale avant de déverser un autre de nos malheurs.
Ces quelques exemples veulent témoigner de l’autre force de Baro d’Evel qui se situe à l’endroit du détournement des objets, des formes, des matières. Ils sont également manipulateurs d’objets, ne plaquant jamais une seule fonction mais encore ouvrant. Tout est d’une densité égale au temps de recherche et à la composition de l’équipe entière du spectacle, de la création musicale à la recherche plastique des matières et des couleurs. L’art de la compagnie procède par ces tableaux qui ne nous sont pas simplement présentés ou restitués mais auxquels par touches successives on nous convie.
Il y a encore cet enfant qui traverse le plateau, le petit chien qui cherche une cachette, et une fanfare bariolée d’orange qui fait songer à d’autres gilets. Une invitation perpétuelle : la grande force du spectacle est de proposer des images en refusant de les imposer, de chercher des voix au présent, des gestes pour aujourd’hui, d’accepter de commencer et de recommencer, de rappeler en creux la définition du courage, jusqu’à peut-être trouver une forme pour dire, résister et se lever ensemble.
Il ne reste qu’à souhaiter que Qui Som ? pose sa question encore de nombreuses fois, questionnement qui se poursuivra dans deux volets à venir, formant avec le premier un triptyque.
Qui Som ?
Baro d’Evel
Conception et mise en scène – Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias
Avec – Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Caroline Vieira, Guillermo Weickert, Blaï Mateu Trias
Collaboration à la mise en scène – Maria Muñoz, Pep Ramis (Mal Pelo)
Collaboration à la dramaturgie – Barbara Métais-Chastanier
Collaboration musical – Pierre-François Dufour
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