Quichotte : l’acteur est un chevalier comme les autres

Dans le très joli cadre du jardin de la rue de Mons, Gwenaël Morin propose une adaptation libre du Don Quichotte de Cervantès pour le Festival IN d’Avignon. A la suite du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare l’an dernier, le metteur en scène propose une vision basée sur l’expérimentation, une certaine forme de théâtre pauvre et une joie de se confronter aux « grands textes » avec une sorte d’irrévérence. Son Quichotte s’inscrit dans Démonter les remparts pour finir le point, une invitation de Tiago Rodrigues à proposer pendant quatre ans un travail autour d’une œuvre de répertoire, en lien avec la langue invitée – cette année, l’espagnol.

La chevalerie, c’est du théâtre

Il y avait dans la proposition de Gwenaël Morin absolument tout pour me séduire. Jeanne Balibar enflammée d’un feu sacré, toute prête à secourir la veuve et l’orphelin, flanquée d’une armure en carton et d’une lance collée avec du gros scotch, qui galope valeureusement dans un jardin au crépuscule en bravant des ennemis imaginaires. C’est rassurant de voir encore au festival d’Avignon des spectacles comme ceux-là, qui vont chercher l’essentiel de la théâtralité dans le plus simple appareil : « on dirait qu’on était », comme des enfants qui jouent, et tel un Monty Python grimper sur un cheval invisible tout en gardant le plus grand sérieux. Et malheur à celui qui rira ou contredira le farouche hidalgo : « Je suis Don Quichotte de la Manche, défaiseur de torts et réparateur d’iniquités », nous martèle Jeanne Balibar à travers son heaume en boîte à chaussures. Au fond c’est cohérent, le Quichotte de Cervantès avait bien fabriqué son casque avec un plat à barbe…

Gwenaël Morin dit avoir considéré le texte de Cervantès comme une sorte de manuel de théâtre, et il l’est véritablement, tout comme il est en général un manuel de la force transformatrice de l’imagination, où la moindre auberge miteuse devient un palais, deux prostituées des dames en cavale, et les moulins des géants. Si un malheur afflige Quichotte – perte de sa bibliothèque ou passage à tabac – il y a toujours une bonne raison pour que sa bonne humeur et son courage ne soient pas démontés. Il se ressaisit bien vite pour accuser son fameux ennemi juré l’enchanteur Freston, ou pour accueillir ces nouveaux déboires comme autant d’épreuves qui lui permettront de mériter l’amour de Dulcinée. Ainsi le monde s’ordonne à sa fiction ; et on ne peut s’empêcher de prendre sa folie pour une forme de sagesse, celle que pratiquent les enfants sérieux qui transforment le monde en jouant, ou celleux qui gardent un coin d’enfance dans l’œil et le corps… On entend bien le double sens lorsque Jeanne Balibar affirme que « la chevalerie errante est une profession pour laquelle il faut avoir la plus grande estime, et qui est très menacée ». Impossible dans le contexte d’Avignon de ne pas entendre un petit appel du pied pour les artistes intermittent·es du festival dont la condition s’est vue menacée très directement par les déclarations de l’extrême-droite en début de mois, ces autres faiseur·ses de mondes qu’un rien habille et qu’un mot embrase. La chevalerie, c’est du théâtre.

« Words, words, words »

Gwenaël Morin devait au départ jouer sur scène l’âne de Sancho « portant fardeau ». Finalement, c’est son assistant à la mise en scène Léo Martin qui incarne le rôle, et qui matérialise sa condition besogneuse en prenant ses notes directement sur scène. Son ombre se profile sur le mur de textes collés dans un coin du jardin de la rue de Mons – ici même les remparts sont faits en papier. On peut voir en lui une sorte de figure de l’auteur/ metteur en scène, dupliquée en jeu de miroir par le prisme de l’assistant, car Cervantès aussi est très présent dans l’œuvre, et commente beaucoup les faits et gestes de Quichotte avec une ironie tendre. Mais au-delà de la référence au narrateur de Cervantès et à son double discours, cela m’a laissé l’impression que le spectacle n’était pas tout à fait fini, comme si nous assistions plus à un laboratoire expérimental autour de Quichotte qu’à une proposition complète. C’est aussi une partie de l’esthétique de Gwenaël Morin qui se joue là pour ce projet avignonnais sur quatre ans, l’envie de chercher ensemble avec ses acteur·ices, de naviguer à vue face aux mastodontes de références et d’exégèses que sont Shakespeare ou Cervantès – et cette forme d’humilité de chercheur a de quoi toucher son public. Mais quelque chose décidément ne prend pas avec ce Quichotte, et on reste sur sa faim.

Quichotte, Gwenaël Morin
© Christophe Raynaud de Lage

Morin semble ici particulièrement attaché à la lettre du texte, mais Cervantès n’est pas du théâtre, contrairement à Shakespeare. Quelque chose d’un peu imposant et verbeux se dégage de la forme. Le spectacle s’ouvre ainsi par une assez longue lecture portée par Marie-Noëlle dans le rôle de Rossinante, le cheval de Quichotte – rôle tout métaphorique, rien n’en portera la trace sur scène que son nom. Et c’est aussi une des déceptions du spectacle : hormis pour Jeanne Balibar qui tient farouchement le plateau, les autres protagonistes demeurent dans un engagement physique assez superficiel et restent prisonniers de ce texte qui apparaît visiblement sur scène tout le long du spectacle. Sans doute Gwenaël Morin a-t-il voulu montrer là l’isolement de Don Quichotte, pris seul dans sa folie d’imagination devenue réalité, quand les autres gardent la distance nécessaire face à ces histoires – ce n’est que de la littérature… Mais il en résulte une petite tristesse ambiante, quelque chose d’un peu mou et peu convaincu dans les interactions, qui parfois nous fait rire en décalage avec Quichotte le surinvesti, mais qui maintient le spectacle dans une certaine langueur. Marie-Noëlle a des moments très drôles, Gwenaël Morin semble lui avoir indiqué une direction d’actrice en distance et en ironie face aux situations. Il faut lui reconnaître un talent indéniable pour s’emparer de la dense matière de Cervantès avec une légèreté bienvenue, qui souvent fait sourire. Mais malgré tout, les choix dramaturgiques rendent l’objet mal digeste, assez compact, sans que la folie de Quichotte nous parvienne ou nous émeuve tout à fait.

« J’imagine »

Mention spéciale, tout de même, pour la scène très réussie de l’autodafé de la bibliothèque. La gouvernante de Quichotte, effarée que son maître se lance dans des aventures qui ne manquent pas de le ramener chez lui tout couvert de blessures, affamé et à moitié fou, entend bien arracher la racine du mal : il faut brûler les romans de chevalerie qui lui ont tourné la tête et fait croire à l’impossible (et aussi, au passage, les recueils de poésie galante, de peur qu’il prenne l’envie à Quichotte de devenir berger et d’aller chanter dans les collines). Ce passage du texte est l’occasion pour Cervantès de dessiner une sorte de bibliothèque idéale, où tous les titres sont énumérés et décrits les uns après les autres avec force détails. Ici Marie-Noëlle / Rossinante s’émerveille de tout ce trésor, tandis que les livres sont sauvagement jetés contre les murs du jardin, jusqu’à ce que les comédien·nes en perdent même leurs habits.

Quichotte, de Gwenaël Morin
© Christophe Raynaud de Lage

Sans ses livres, Don Quichotte est littéralement à poil, et on a le cœur percé quand au réveil après le grand nettoyage, Jeanne Balibar vient nous apostropher avec son air d’enfant dévasté : « Ma bibliothèque ? ». Mais qu’à cela ne tienne ; livres ou pas, il en faut plus pour entamer l’appétit d’histoires et d’aventures chez Quichotte. L’émotion vient nous caresser lorsque Jeanne Balibar, yeux brillants face public, prononce le mot magique : « J’imagine »… Mais de cette puissance du rêve chez Cervantès, on ne retrouve ici qu’une version un peu tiède, assez prudente. Demeure l’enthousiasme farouche de cette Quichotte en carton, galopant vigoureusement dans un jardin d’Avignon sous la pleine lune, à la conquête de nouveaux royaumes.

Quichotte
Avec – Jeanne Balibar, Thierry Dupont, Marie-Noëlle, Léo Martin
Texte d’après Miguel de Cervantès 
Adaptation, mise en scène et scénographie – Gwenaël Morin
Lumière – Philippe Gladieux
Assistanat à la mise en scène – Léo Martin
Travail vocal – Myriam Djemour
Costumes – Elsa Depardieu
Régie générale et lumière – Loïc Even
Régie plateau – Jules Guittier
Production et diffusion – Lison Bellanger, Emmanuelle Ossena, Charlotte Pesle Beal (Epoc productions)

Du 1er au 20 juillet 2024 au Festival d’Avignon

Prochaines dates en 2024-2025 :
18-20 septembre – Bonlieu, Scène nationale d’Annecy
26 septembre-12 octobre – La Villette, Paris
15-18 octobre – TNB Bordeaux-Aquitaine
7-8 novembre – Malraux, Scène nationale de Chambéry-Savoie
14-15 novembre – Les Salins, Scène nationale de Martigues
20-23 novembre Théâtre Saint-Gervais, Genève
26-28 novembre La Filature, Scène nationale de Mulhouse
Mars 2025 Théâtre Vidy-Lausanne
18-22 mars Théâtre Sorano, Toulouse
25-26 mars La Coursive, Scène nationale de la Rochelle
29-30 avril Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence

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