Révélations circusNext : fragments de cirque

Sur la terrasse ensoleillée du Théâtre de la Cité Internationale, je rejoins Marguerite. Fidèles à notre curiosité pour le cirque émergent, inédit et singulier, nous venons assister à la douzième édition des Révélations circusnext, deux soirées qui mettent en lumière les quatre projets lauréats de ce dispositif dédié aux artistes de cirque émergent·es européen·nes. Promesse d’une exigence et d’une originalité artistique, la sélection s’intéresse aux gestes qui « dépassent les esthétiques conventionnelles » et qui prennent des « chemins insolites et poétiques », comme le rappelle en introduction Sabrina Abiad, la directrice de circusnext.

Rassemblant 25 partenaires dans toute l’Europe – et même au-delà (en France, Allemagne, Finlande, Croatie, Danemark, Belgique, Italie, Portugal, République Tchèque…), le label circusnext est l’unique plateforme européenne dédiée au cirque. Elle a pour but de soutenir et promouvoir la pluralité des écritures du cirque contemporain, en accompagnant douze équipes sélectionnées dans toute l’Europe par le biais d’accueils en résidence, d’une co-production et de la possibilité de présenter des maquettes de travail à un jury professionnel. Parmi elles, quatre Lauréats circusnext présentent leurs projets devant le public du Théâtre de la Cité Internationale.

Cette année, ce sont les artistes Nina Harper, Domitille Martin et Ricardo Cabral (Collectif Maison Courbe – acrodanse et aérien), Noa Aubry (roue allemande), Elena Kosovec et Izabele Kuzelyte (Cie Taigi Circas – acrobatie aérienne et corde) et enfin Vinka Delgado et Diego Hernando (Cie La Víspera – mât chinois et marionnette) qui investissent les différents espaces du TCI, pour une soirée en déambulation, affirmant avec puissance la féminisation et la pluridisciplinarité du cirque contemporain.

Une artiste de la compagnie de cirque Maison Courbe en lévitation la tête à l'envers sur une pierre, dans le spectacle "Le Bruit des pierres", au festival révélations circusnext au Théâtre de la cité internationale.
Le Bruit des Pierres – ©Joseph Banderet

Géologie poétique

Dans ces quatre projets aux esthétiques très différentes, une même question semble sous-tendre la narration : celle de l’altérité de l’objet. La relation tissée avec les agrès mis en jeu par le cirque est ici interrogée en profondeur, avec autant de sensibilité que de radicalité. Dans Le Bruit des Pierres, la danseuse et circassienne Nina Harper et la plasticienne et sculptrice Domitille Martin évoluent au milieu d’un biotope à la fois étrange et familier. Des dizaines de pierres de différentes tailles parsèment le plateau : les deux interprètes tentent de les ramasser, les manger, les écouter, et même les couvrir d’or… Mais saisi parfois d’une agentivité propre, ce monde minéral finit par imposer son propre état.

Placées dans l’espace avec minutie, une par une, les pierres sont mises en relation les unes aux autres pour former une scénographie aux allures de système solaire. Avec des mouvements d’une lenteur saisissante, l’acrobate escalade cette constellation en se servant des pierres comme d’agrès de suspension. Tout de suite, il y a quelque chose de magique : les corps minéraux et humains semblent léviter ensemble. Les pierres n’ont pas besoin des humains, bien au contraire. Elles apparaissent paisibles, bercées par leur propre mouvement. Le cirque se déploie dans un système autonome, qui précède l’apparition de l’être humain. Contemplatif et poétique, ce fragment du collectif Maison Courbe nous invite au silence et à l’écoute, vis-à-vis de la matière et de l’altérité.

L'artiste circassien Noa Aubry et sa roue allemande, éclairés à contrejour par un projecteur, dans le spectacle "Là où la nuit n'est pas si loin puisque le jour s'en va déjà", lors du festival révélations circusnext au Théâtre de la cité internationale.
Là où la nuit n’est pas si loin puisque le jour s’en va déjà – ©Christophe Lefebvre

Flux maritimes

Autre type d’expérience, le projet Là où la nuit n’est pas si loin puisque le jour s’en va déjà de Noa Aubry développe lui aussi un rapport humble et sensible à l’agrès de cirque, plus classique cette fois : la roue allemande. Variante de la roue Cyr, elle se compose de deux anneaux. Dans la pénombre, sur un plateau nu, l’acrobate et sa roue tentent de trouver un rythme commun. Bercées par une musique sourde et rythmée, les deux corps explorent les interstices de leur lien. Cette « expérience sensorielle », Noa Aubry, étudiante de la 34ème promotion du CNAC, l’a imaginée inspirée du mouvement des vagues et de l’océan : avec beaucoup d’attention, de pudeur et de grâce, l’artiste alterne une série de micro-mouvements qui influencent ceux de son agrès, tout en se laissant influencée par lui en retour.

Ce qui frappe, c’est là encore cette lenteur et cette attention totale de l’interprète vis-à-vis de ce qui est hors de son corps, de cet objet qui semble en être l’extension mais qui est totalement respecté dans son individualité. La roue allemande révèle ici son propre geste, et semble, elle aussi, traversée de pudeur, de grâce, de colère, de malice… C’est une rencontre très intime à laquelle nous convie l’artiste Noa Aubry avec grande générosité. Là où la nuit n’est pas si loin puisque le jour s’en va déjà est une valse en apesanteur avec un mouvement, qui, par essence, ne peut jamais s’arrêter.

Une artiste de la compagnie lituanienne de cirque Taigi Cirkas se contorsionnant au sol à côté d'une corde en saucisses, dans le spectacle Saucisson, lors du festival révélations circusnext au Théâtre de la cité internationale.
Saucisson – ©Joseph Banderet

Écouter les grincements

Après l’entracte, l’atmosphère change assez radicalement avec Saucisson, la proposition de la compagnie lituanienne Taigi Cirkas : les deux artistes nous attendent suspendues en hauteur dans des chrysalides plastifiées. Un écran d’information diffuse des phrases en langue étrangère tandis qu’un bruit strident appelle notre attention. La première se défait de son cocon de plastique et rejoint le sol, libérant sa longue robe bleue. Pourtant, ici, nous sommes loin de la métaphore du majestueux papillon : avec défiance, elle s’assoit sur une chaise et nous regarde en se léchant les babines. Sa comparse finit par descendre elle aussi du haut de sa corde, mais voit son corps vite secoué de spasmes. Impossible de se mettre debout ni de rester en place. La bande-son s’intensifie, ce que l’on croyait être l’écho des gouttes de pluie se transforme en des claquements d’huile de friture.

Le corps de l’interprète, toujours saisi de ces soubresauts, semble n’être alors que l’extension de son agrès : une longue corde de saucisses, baignant dans un bain d’huile sonore. Elena Kosovec et Izabele Kuzelyte interrogent ici leur pratique avec noirceur : inspirées par le surréalisme et le théâtre de l’absurde, elles affirment une désacralisation totale de l’agrès d’une part, et du corps de la circassienne de l’autre. C’est un retour aux viscères et aux boyaux, une revendication du dégoût et de la colère, dans une esthétique avant-gardiste de la « post-beauté » qui a une très grande force visuelle. S’il est difficile d’adhérer complètement à cet univers dans un format de seulement vingt minutes, il n’empêche que les deux artistes lituaniennes laissent une trace : c’est le rôle du dispositif circusnext que de rester attentif à ces promesses en cours, qui interrogent leur propre pratique et se revendiquent en même temps qu’elle se fabriquent.

L'artiste circassienne Vinka Delgado avec ses doubles, dans le spectacle Fragmentos, lors du festival révélations circusnext, au théâtre de la cité internationale.
Fragmentos ©Joseph Banderet

Guérir en morceaux

La soirée s’est achevée sur un dernier fragment, le bien nommé Fragmentos de la compagnie espagnole La Víspera. L’artiste Vinka Delgado, circassienne et marionnettiste, nous accueille dans une drôle de position : enceinte, elle est empêtrée dans ses quatre jambes, qui l’empêchent de se relever. Femme-araignée, elle utilise ses prothèses ultra-réalistes pour désarmer notre perception avec humour et habileté. Elle a quelque chose de tragique et clownesque en même temps, avec ses onomatopées et sa cigarette au coin des lèvres. Après quelques lamentations, elle finit par accoucher d’elle-même : le ton est donné. « Lorsque la souffrance est trop forte, l’esprit se divise»: Vinka Delgado explore ici sa propre fragmentation, qui se révèle à travers la récurrence de son visage (teint blafard et cheveux noirs coupés au carré) qui se manifeste partout autour d’elle.

Les deux autres interprètes, l’enfant dont elle accouche, le mannequin-totem sur lequel elle grimpe… Tous ont le même visage grâce à des masques, là encore, bluffants de réalisme. Le rythme s’accélère, et l’on parvient de moins en moins à distinguer la « vraie » Vinka : tous les corps finissent par se démantibuler, les jambes s’envolent, les mains se mettent à flotter… L’assassinat devient suicide. Une caméra tente de filmer cette hallucination collective mais la vérité qu’elle croit rétablir ne fait qu’accentuer l’illusion : lorsque la caméra se tourne vers le public, nous nous voyons, nous aussi, avec le visage de Vinka. C’est à la fois cauchemardesque, hilarant et bouleversant… À travers un univers qui ne ressemble à aucun autre, entre Tadeusz Kantor, David Lynch et Céline Dion, l’artiste Vinka Delgado parvient à nous toucher au cœur et à clore cette soirée par un tonnerre d’applaudissements mérité.

Après près de deux heures en compagnie des Lauréat·es circusnext, Marguerite et moi quittons le Théâtre de la Cité Internationale dans la douceur du mois de juin, revigorées d’émergence, d’engagement et de poésie. Nous nous sentons chanceuses : d’assister aux premiers pas professionnels d’artistes de grand talent d’abord, et plus largement d’être les témoins d’un cirque contemporain en pleine évolution. Un cirque qui ne se cache plus d’exister, qui affirme sa portée féministe et ses liens avec les autres arts. Comme chaque année, les fragments portés par circusnext brillent par leur hyper-originalité hybride, leur virtuosité tant technique que narrative, et leur grâce azimutée.

Les projets Lauréats circusnext 2024 :

Le Bruit des Pierres, compagnie Maison Courbe (Nina Harper, Domitille Martin, Ricardo Cabral)
Là où la nuit n’est pas si loin puisque le jour s’en va déjà, Noa Aubry
Saucisson, compagnie Taigi Cirkas (Elena Kosovec, Izabele Kuzelyte)
Fragmentos, compagnie La Víspera (Vinka Delgado, Diego Hernando)

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