Premier spectacle de la « circassienne hors-piste » Anna Tauber, construit avec la complicité de Fragan Gehlker (L’Association du Vide), Suzanne, une histoire du cirque est une étrange merveille scénique : sa structure documentaire se mêle à la douceur du récit sensible de la vie de Suzanne Marcaillou, une ancienne acrobate. En vidéo et en archives, Anna Tauber tente de retracer le fil de son numéro de cadre aérien, et invoque par là toute une génération de cirque oubliée, avec ses enchantements, ses destins tragiques et ses prises de risque. C’est bien plus qu’un spectacle-conférence : par la poésie des coïncidences, les souvenirs personnels et la présence de Dalida, Anna Tauber nous entraîne dans un formidable assemblage artistique qui marque durablement la mémoire.
Quand elle prend pour la première fois son micro, Anna Tauber nous dit : « je ne suis jamais sur scène ». Un premier aveu surprenant, pour celle qui va pourtant nous présenter un seule-en-scène de plus d’une heure. Cette passionnée de cirque depuis l’enfance gravite autour de la piste en tant que chargée de production et de diffusion de différentes structures et compagnies de cirque contemporain. Cette histoire pourtant, celle de Suzanne, il fallait la porter sur scène : transmettre ce qu’elle n’a pas pu, montrer ce que cette vie raconte de toute une époque de cirque et de risque, rappeler que les récits des autres peuvent parler de soi.
Pistes d’hier
Par l’intermédiaire de sa grand-mère, Anna rencontre Suzanne en 2017, à Toulouse. Cette dame désormais âgée, « de petite taille et de grande classe », a été voltigeuse dans les années 1950, dans le duo qu’elle formait avec son mari Roger, Les Antinoüs. L’ouvrir bobineur et l’apprentie secrétaire sont tombés amoureux, et ont parcouru le monde avec les plus grands cirques de l’époque (Bouglione, Pinder, Medrano…) Archiviste de ses souvenirs, Suzanne a gardé tous ses contrats de travail de l’époque, les photos, les articles, que nous découvrons en vidéo. Puis elle nous raconte que, dans les années 1960, l’aventure s’est arrêtée : Roger est devenu chauffeur de taxi, ils ont vécu paisiblement leur vie loin des pistes et du danger.
Anna Tauber, conférencière passionnée, s’interroge avec nous : pourquoi les codes du cirque ont-ils tellement changé ? Que sont devenues toutes ces « vies si intensément vécues » ?
Cette histoire tire le fil de milliers d’autres, de ces acrobates de la « grande époque », dont les courtes carrières s’expliquent souvent par l’extrême dureté physique et même les accidents, voire la mort. À l’écran, les archives se succèdent : les images des Diables Blancs, ce couple de funambules qui se sont mariés en équilibre sur la place du Capitole à Toulouse, des témoignages du fameux « saut de la mort » des Clerans qui a coûté la vie à leurs créateurs… La sécurité des tapis, longes et filets est relativement récente par rapport aux risques incommensurables pris par tous les acrobates avant les années 1970 – des risques encourus volontairement car jugés à l’époque nécessaires à la spectacularité de leurs numéros. Tout cela a évidemment bien changé aujourd’hui, bien que des accidents surviennent encore.
Anna Tauber, conférencière passionnée, s’interroge avec nous : pourquoi les codes du cirque ont-ils tellement changé ? Que sont devenues toutes ces « vies si intensément vécues » ? Se pose alors la question de la reconnaissance, notamment à l’arrivée de la télévision, qui agit comme une rupture complète avec l’expérience du cirque. Et si on vivait le cirque aussi intensément qu’une coupe du monde ? Par le montage vidéo et sonore, c’est aussi toute cette mémoire collective que le spectacle parvient à susciter, celle des instants de liesse totale et d’unification de spectateur·rices comme la France en a vécus en 1998. On arrive ici à l’intersection de la petite et de la grande histoire : les souvenirs d’Anna se mêlent avec délicatesse aux images d’archive : la passion du football de son père, sa carte postale de vacances, et puis sa mort en 1999, la même année que Roger.

Co-créations
C’est une histoire de cirque dans laquelle les archives se mêlent et se font écho. Dans cette méthodologie poétique, Anna Tauber se met à l’écoute des coïncidences, comme des confirmations que le chemin emprunté est le bon.
C’est une histoire de cirque dans laquelle les archives se mêlent et se font écho. Dans cette méthodologie poétique, Anna Tauber se met à l’écoute des coïncidences, comme des confirmations que le chemin emprunté est le bon. Les dates se répondent, les lieux aussi, et tout semble faire naturellement sens dans cette entreprise de mémoire et de transmission. C’est la vie de Suzanne, mais aussi la vie d’Anna, de Dalida, et de tout le monde dans la salle. Le format de la vidéo diffusée sur scène permet de très belles liaisons : Anna parle parfois à Suzanne depuis le plateau, qui lui répond à travers l’écran, dans le passé, dans un jeu de synchronisation. Différentes couches de réalité se superposent, comme un dialogue à travers le temps. Entre les archives des années 1950 et contemporaines d’une part, mais aussi entre les premières images de Suzanne filmée par Anna, qui datent de 2017, et aujourd’hui, le temps de la représentation. Depuis, il y a eu des doutes, des arrêts, une pause mondiale et une solitude imposée, et pourtant, la mémoire est restée.
En effet, le numéro des Antinoüs est sorti de l’oubli : entourée des artistes qu’elle avait elle-même accompagnés auparavant – Simon Bruyninckx, Marine Fourteau et Luke Horley –, Anna Tauber est parvenue à recréer et mettre en scène le numéro de Suzanne et Roger. Costumes, maquillage, façons de saluer la foule, rien n’a été laissé au hasard dans ce reenactment circassien. Avec l’aide de Suzanne bien sûr, venue assister aux répétitions, mais aussi de François, le malicieux admirateur secret qui permet à Anna de relancer le projet, l’équipe multigénérationnelle tente de retrouver le numéro perdu. Tout, jusqu’à la prise de risque : le numéro se fera sans filet, comme à l’époque. Il faut donc s’entraîner sans relâche, apprendre à tomber et apprivoiser les peurs. Les images de cette fabrication sont d’une grande justesse, et éclairent avec beauté la définition du cirque donnée par François : « une illustration sans parole de la solidarité ».
Suzanne, une histoire du cirque, par son original détachement des codes de la théâtralité et ses histoires enchâssées, devient une sorte de « spectacle au carré » : la vie de Suzanne se raconte dans le numéro oublié, lui-même remis au goût du jour des années plus tard par de jeunes circassien·nes, puis retransmis par le biais de la vidéo, elle-même projetée dans le cadre de ce seule-en-scène. Autant de couches de spectacles que de spectateur·rices pour les recevoir : car c’est finalement nous qui jouons le rôle le plus important, celui de la promesse du souvenir. C’est parce qu’il vit dans les mémoires qu’un spectacle ne s’éteint pas.
De cette rencontre fortuite et de l’héritage inattendu qui en a découlé, Anna Tauber rend un hommage vibrant et magnifique à « l’art des gestes inutiles » que représente le cirque. Elle se met pour la première fois en scène avec autant d’humilité que de sincérité, pour porter le récit de deux femmes de cirque : Suzanne, et elle-même. Cette admiration pour le risque intrinsèque à l’histoire du cirque, Anne Tauber en fait sa propre maxime, et se donne corps et âme, sous la protection de Dalida, dans un final bouleversant.
Suzanne, une histoire du cirque
Seule en scène – Anna Tauber
Réalisation et mise en scène – Anna Tauber & Fragan Gehlker – L’Association du Vide
Montage – Ariane Prunet
Numéro de cadre retrouvé – Simon Bruyninckx, Marine Fourteau et Luke Horley
Caméra – Zoé Lamazou, Lucie Chaumeil, Raoul Bender
Documentation – Suzane Marcaillou et François Rozès
Costumes et accessoires – Marie-Benoîte Fertin, Héloïse Calmet, Lise Crétiaux
Composition musicale finale – Tsirihaka Harrivel
Lumière – Clément Bonnin
Mixage son – Alexis Auffray
Etalonnage – Axelle Gonay
Régie générale et lumière – Elie Martin
Pour muscler le propos – Perrine Carpentier, Aziz Drabia et Roselyne Burger
Bureaulogie – Adrien Chupin
Prochaines dates
Jusqu’au 7 décembre : Théâtre Nanterre-Amandiers (Nanterre)
Du 17 au 20 décembre : Les Célestins (Lyon)
21 et 22 janvier 2026 : Miramiro – Festival Smells Like Circus (Gand, Belgique)
24 et 25 janvier : Latitude 50 (Marchin, Belgique)
Du 28 au 30 janvier : Les Halles de Scharbeek (Bruxelles, Belgique)
3 et 4 février : Maison de la Culture de Tournai (Belgique)
Du 12 au 21 février : Le CENTQUATRE (Paris)
Du 13 au 19 mars : Théâtre Garonne (Toulouse)
25 et 26 mars : Le Théâtre, scène nationale de Mâcon
5 et 6 mai : La Passerelle (Saint-Brieuc)
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