The Brotherhood, de Carolina Bianchi et Cara de Cavalo

The Brotherhood : Mort aux génies

Généalogie des génies

Lorsque l’on entre dans la salle, un vacarme sourd nous accueille, mélange entre un cheval au galop et des bruits de démolition. Sur scène, une immense reproduction d’un tableau de l’enlèvement de Perséphone flotte tel un étendard oublié. Il rappelle le côté conférence d’histoire de l’art de A noiva e o Boa noite Cinderela, premier opus de cette trilogie des chiennes. Carolina Bianchi se ressaisit de ces chefs d’œuvres qui font notre culture et dont les mythes racontent très souvent des violences terribles envers les femmes. Elle interroge notre conception du génie et de leurs productions. Aux dépends de qui créent-ils ? Quelles histoires décide-t-on de raconter ? Comment la fiction et l’art créent des modèles toxiques ? Dans quelle mesure la perpétuation d’une violence systémique envers les femmes est cimentée par les génies et leurs œuvres ?

Carolina Bianchi interroge dans ce spectacle « sa place en tant qu’autrice et artiste dans cet écosystème violent, comme le lien d’attraction-répulsion qu’elle entretient avec les œuvres et les metteurs en scène. ». Par des jeux de mise en perspective et de parodie, elle propose de se réapproprier ces scènes de violences fictionnelles, historiques ou intimes.

© Mayra Azzi

Mises en scène de la violence

De Shakespeare à Goffman, on sait que le teatro mundi offre de nombreux ressors pour faire émerger les ficelles de la société : faire apparaître les rôles c’est pouvoir en jouer. L’artiste brésilienne se saisit avec brio du répertoire de la représentation et des rôles qu’il implique. Dans un geste cathartique, elle s’amuse à les déjouer pour mieux en révéler l’absurdité. On passe ainsi aisément du tableau au film, de chorégraphies de music-hall à un coryphée de pleureurs. Dans chacune de ces formes, un thème se répète : la solitude de cette protagoniste face à la solidité d’un groupe d’hommes qui se soutiennent et s’entre-adulent. Mais j’y lis aussi l’impossibilité d’échouer pour les femmes, quand l’échec ou le doute chez ces génie participe de leur aura.

The Brotherhood
© Mayra Azzi

On distingue les dynamiques misogynes à travers ce paradigme d’adulation-répulsion que les hommes et les femmes portent envers ces figures de génie. Carolina Bianchi parvient, grâce à ce palimpseste de formes à faire naître en nous des questions : combien de représentations imposent une fascination pour les hommes, entre les hommes ? Quels sont les ressorts et les dynamiques de cette généalogie des génies dont les femmes sont d’une part exclues, mais aussi souvent les victimes ? 
Les exemples d’abus et de violences permis par cette admiration et cette omerta masculine s’enchaînent avec une férocité qui ne nous épargne pas : du Bukkake Gang de Rio au meurtre d’Ana Mendieta, mais aussi le propre viol de la metteuse en scène, les histoires sordides n’ont pas peur d’être dites, ni d’être détaillées. C’est parce que la violence est un langage que Carolina Bianchi décide de se le réapproprier.

Une catharsis jubilatoire

Le tour de force de l’autrice s’impose dans la perspective comique qui accompagne ses interprétations. La distance n’est pas l’apanage habituel des performances, pourtant ici Carolina Bianchi parvient à opérer un double regard sur ce qu’elle propose : l’humour nous saisit de manière inattendue et imagée. Les ressorts qu’elle utilise sont à la fois provocateurs et subtils : pousser l’admiration que l’on porte aux génies jusqu’à se masturber sur une interview de Kantor, l’auto-dérision avec la figure du Master qui commente —et décrédibilise— l’action sur scène via un texte projeté, et on retiendra surtout cette scène d’anthologie de l’INTERVISTA.

The Brotherhood, de Carolina Bianchi et Cara de Cavalo
© Mayra Azzi

Parodie jubilatoire des entretiens télévisés ou radiophoniques de ces hommes-génies imbus d’eux mêmes, parvenant à intégrer la misogynie dans le discours bien-pensant. Cette scène abonde de trouvailles d’une grande justesse et parvient à dévoiler les mécanismes pernicieux d’un machisme qui ne dit pas son nom. Quel défouloir proprement cathartique que de pouvoir rire de ces figures ridicules, on pourrait presque penser en entendant les éclats du public que l’on a collectivement dépassé ces formes de pouvoir… si l’on oubliait que nous voyons ce spectacle au Festival d’Automne et que cela implique un certain public.

Sortir du théâtre

The Brotherhood, de Carolina Bianchi y Cara de Cavalo
© Mayra Azzi

Le geste radical de Carolina Bianchi est nécessaire pour sortir du discours et s’affronter à l’histoire et aux images. Doit-on séparer l’homme de l’artiste ? Peut-on pardonner les génies ? Ces questions sont au cœur des débats brûlants dans le monde de l’art et en dehors. L’artiste brésilienne n’y va pas de main morte pour déboulonner les discours et leur opposer les faits. Des faits glaçants, souvent insupportables. On passera donc sur l’abondance parfois acculante de références, de sujets, de luttes qui parfois entraînent des raccourcis et de la confusion. Une fois passée la torpeur avec laquelle on ressort de Brotherhood, il semble que le travail de mémoire et d’oubli fasse le tri, et il nous reste l’impression d’un grand courage, d’une pièce riche et importante qui nous laisse un goût amer de questions sans réponses, d’injustice et de colère qui sont souvent les leviers d’un éveil retentissant.

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