Après A noiva e o Boa noite Cinderela, premier volet de sa Trilogie des chiennes, la metteuse en scène Carolina Bianchi présente The Brotherhood, un deuxième chapitre fracassant et jubilatoire, à retrouver jusqu’au 28 novembre à La Villette dans le cadre du Festival d’Automne. Consacrée aux agresseurs et à la solidarité masculine comme instrument de ce langage de violence, cette pièce d’une très grande actualité repose — entre autres— la question de la séparation entre l’homme et l’artiste à l’aune de la notion de génie.
Généalogie des génies
Lorsque l’on entre dans la salle, un vacarme sourd nous accueille, mélange entre un cheval au galop et des bruits de démolition. Sur scène, une immense reproduction d’un tableau de l’enlèvement de Perséphone flotte tel un étendard oublié. Il rappelle le côté conférence d’histoire de l’art de A noiva e o Boa noite Cinderela, premier opus de cette trilogie des chiennes. Carolina Bianchi se ressaisit de ces chefs d’œuvres qui font notre culture et dont les mythes racontent très souvent des violences terribles envers les femmes. Elle interroge notre conception du génie et de leurs productions. Aux dépends de qui créent-ils ? Quelles histoires décide-t-on de raconter ? Comment la fiction et l’art créent des modèles toxiques ? Dans quelle mesure la perpétuation d’une violence systémique envers les femmes est cimentée par les génies et leurs œuvres ?
Par des jeux de mise en perspective et de parodie, elle propose de se réapproprier ces scènes de violences fictionnelles, historiques ou intimes
Carolina Bianchi interroge dans ce spectacle « sa place en tant qu’autrice et artiste dans cet écosystème violent, comme le lien d’attraction-répulsion qu’elle entretient avec les œuvres et les metteurs en scène. ». Par des jeux de mise en perspective et de parodie, elle propose de se réapproprier ces scènes de violences fictionnelles, historiques ou intimes.

Mises en scène de la violence
L’artiste brésilienne se saisit avec brio du répértoire de la représentation et des rôles qu’il implique. Dans un geste cathartique, elle s’amuse à les déjouer pour mieux en révéler l’absurdité.
De Shakespeare à Goffman, on sait que le teatro mundi offre de nombreux ressors pour faire émerger les ficelles de la société : faire apparaître les rôles c’est pouvoir en jouer. L’artiste brésilienne se saisit avec brio du répertoire de la représentation et des rôles qu’il implique. Dans un geste cathartique, elle s’amuse à les déjouer pour mieux en révéler l’absurdité. On passe ainsi aisément du tableau au film, de chorégraphies de music-hall à un coryphée de pleureurs. Dans chacune de ces formes, un thème se répète : la solitude de cette protagoniste face à la solidité d’un groupe d’hommes qui se soutiennent et s’entre-adulent. Mais j’y lis aussi l’impossibilité d’échouer pour les femmes, quand l’échec ou le doute chez ces génie participe de leur aura.

On distingue les dynamiques misogynes à travers ce paradigme d’adulation-répulsion que les hommes et les femmes portent envers ces figures de génie. Carolina Bianchi parvient, grâce à ce palimpseste de formes à faire naître en nous des questions : combien de représentations imposent une fascination pour les hommes, entre les hommes ? Quels sont les ressorts et les dynamiques de cette généalogie des génies dont les femmes sont d’une part exclues, mais aussi souvent les victimes ?
Les exemples d’abus et de violences permis par cette admiration et cette omerta masculine s’enchaînent avec une férocité qui ne nous épargne pas : du Bukkake Gang de Rio au meurtre d’Ana Mendieta, mais aussi le propre viol de la metteuse en scène, les histoires sordides n’ont pas peur d’être dites, ni d’être détaillées. C’est parce que la violence est un langage que Carolina Bianchi décide de se le réapproprier.
Une catharsis jubilatoire
Parodie jubilatoire des entretiens télévisés ou radiophoniques de ces hommes-génies imbus d’eux mêmes, parvenant à intégrer la misogynie dans le discours bien-pensant.
Le tour de force de l’autrice s’impose dans la perspective comique qui accompagne ses interprétations. La distance n’est pas l’apanage habituel des performances, pourtant ici Carolina Bianchi parvient à opérer un double regard sur ce qu’elle propose : l’humour nous saisit de manière inattendue et imagée. Les ressorts qu’elle utilise sont à la fois provocateurs et subtils : pousser l’admiration que l’on porte aux génies jusqu’à se masturber sur une interview de Kantor, l’auto-dérision avec la figure du Master qui commente —et décrédibilise— l’action sur scène via un texte projeté, et on retiendra surtout cette scène d’anthologie de l’INTERVISTA.

Parodie jubilatoire des entretiens télévisés ou radiophoniques de ces hommes-génies imbus d’eux mêmes, parvenant à intégrer la misogynie dans le discours bien-pensant. Cette scène abonde de trouvailles d’une grande justesse et parvient à dévoiler les mécanismes pernicieux d’un machisme qui ne dit pas son nom. Quel défouloir proprement cathartique que de pouvoir rire de ces figures ridicules, on pourrait presque penser en entendant les éclats du public que l’on a collectivement dépassé ces formes de pouvoir… si l’on oubliait que nous voyons ce spectacle au Festival d’Automne et que cela implique un certain public.
Sortir du théâtre
Une fois passée la torpeur avec laquelle on ressort de Brotherhood, il semble que le travail de mémoire et d’oubli fasse le tri, et il nous reste l’impression d’un grand courage, d’une pièce riche et importante qui nous laisse un goût amer de questions sans réponses.

Le geste radical de Carolina Bianchi est nécessaire pour sortir du discours et s’affronter à l’histoire et aux images. Doit-on séparer l’homme de l’artiste ? Peut-on pardonner les génies ? Ces questions sont au cœur des débats brûlants dans le monde de l’art et en dehors. L’artiste brésilienne n’y va pas de main morte pour déboulonner les discours et leur opposer les faits. Des faits glaçants, souvent insupportables. On passera donc sur l’abondance parfois acculante de références, de sujets, de luttes qui parfois entraînent des raccourcis et de la confusion. Une fois passée la torpeur avec laquelle on ressort de Brotherhood, il semble que le travail de mémoire et d’oubli fasse le tri, et il nous reste l’impression d’un grand courage, d’une pièce riche et importante qui nous laisse un goût amer de questions sans réponses, d’injustice et de colère qui sont souvent les leviers d’un éveil retentissant.
The Brotherhood – Carolina Bianchi y Cara de Cavalo
Concept, textes et mise en scène – Carolina Bianchi
Avec – Chico Lima, Flow Kountouriotis, José Artur, Kai Wido Meyer, Lucas Delfino, Rafael Limongelli, Rodrigo Andreolli, Tomás Decina, Carolina Bianchi
Collaboration dramaturgique et recherche – Carolina Mendonça
Dialogue théorique et dramaturgique – Silvia Bottiroli
Traduction française – Thomas Resendes
Direction technique, création sonore et musique originale – Miguel Caldas
Assistanat à la mise en scène – Murillo Basso
Scénographie – Carolina Bianchi, Luisa Callegari
Direction artistique et costumes – Luisa Callegari
Création lumières – Jo Rios
Du mercredi 19 au vendredi 28 novembre à la Grande Halle de La Villette dans le cadre du Festival d’Automne
Prochaines dates
22 au 25 avril 2026 – Comédie de Genève
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