Toshiki Okada

Toshiki Okada : le théâtre comme potentiel

Yannaï Plettener : Dans la pièce, au début, les personnages débattent sur ce à quoi ressemblerait « une musique spatiale ». Mais que serait un théâtre spatial ? Est-ce quelque chose que vous avez tenté de faire dans cette pièce, un théâtre non-terrien, non-terrestre ?

Toshiki Okada : Je suis honoré que vous ayez pensé à cela, mais ce n’était pas mon objectif principal dans cette pièce. Je pense qu’il y a deux sortes de théâtres. Il y un théâtre dans lequel le public perçoit directement les choses qui existent sur scène, qui peuvent être des objets, l’attitude des acteur·ices, leur voix, leurs émotions. Mais il y a un autre type type de théâtre, qui consiste à essayer de créer dans la tête du public quelque chose qui n’existe pas au plateau. Je suis intéressé plutôt par ce théâtre-là. Donc si j’ai ouvert cette pièce en posant la question de ce que serait une musique de l’espace, c’est pour inviter le public à imaginer quelque chose qui n’existe pas sur scène, et créer en lui-même cette musique non-terrienne qui est le sujet de la conversation. C’était une porte pour entrer dans cet univers. Je pense qu’un théâtre qui fait appel à ce genre d’imaginaire est plus intéressant.

Y.P. : Et ça marche : on se pose réellement la question, comme les personnages en quoi consisterait une musique spatiale. Et je n’avais pas de réponse, car tout ce que je pouvais imaginer dépend bien sûr de mon référentiel. Cela pose la question du rôle de l’imagination dans votre théâtre : l’imagination des acteur·ices autant de celle du public. Par ailleurs, cet automne, une autre pièce d’un metteur en scène japonais, Maître obscur, de Kurō Tanino, exaltait le pouvoir de l’imagination humaine, d’une manière très différente. Quel est pour vous le rôle de l’imagination au théâtre ?

T.O. : Quand je travaille avec les acteur·ices, je travaille sur le principe que ce qu’imagine l’acteur·ice peut être partagé par le public. Bien sûr, ce n’est pas possible à 100%. Mais ce n’est pas totalement impossible : le public n’est pas non 100% libre d’imaginer ce qu’il veut, puisque nous présentons quelque chose sur scène. A mon sens, le travail le plus important de l’acteur·ice est d’imaginer des choses pendant la représentation, sur scène. Son travail en tant qu’acteur·ice professionnel·le consiste à faire cela. Cela ne sera peut-être pas compris ou perçu par tous les membres du public qui assistent à mes pièces. Et si j’ose dire, nous pouvons aussi, en travaillant avec les acteur·ices, canaliser une partie de ce que le public peut imaginer. Donc le travail des acteur·ices est une sorte de medium pour faire travailler l’imaginaire du public. En un sens, on peut dire que c’est assez violent, car nous travaillons dans le subconscient du public. Il ne s’agit pas simplement de montrer une scène joyeuse pour que le public comprenne que c’est joyeux, c’est un peu plus délicat, voire tordu. Je me demande souvent, en répétant, jusqu’où je peux aller dans cette volonté de contrôler la perception du public. Ce questionnement m’habite en permanence quand je répète.

Y.P. : Pourquoi avoir nommé le vaisseau spatial « In-Between » ? Ce nom renvoie-t-il à cette idée d’un entre-deux entre les acteur·ices et le public ? Ou encore à l’idée d’un terrain d’entente, de compréhension, avec des êtres qui ne parlent pas notre langue – la question de la traduction étant une thématique centrale de la pièce ?

T.O. : C’était pour une raison beaucoup moins profonde que cela. J’ai essayé d’imaginer un drôle de nom, qui affirme dès le départ le fait de ne jamais atteindre son objectif. Alors qu’on peut imaginer que quand on nomme le vaisseau spatial d’un grand projet hors normes, on peut être un peu plus ambitieux. C’était donc ironique.

Y.P. : Pourquoi avoir choisi de travailler avec des acteur·ices allophones, dont le japonais n’est pas la langue maternelle, mais qui l’ont appris ?

T.O. : Le théâtre est un art très généreux et ouvert au fait que l’acteur·ice ne parle pas la langue du rôle. L’acteur·ice n’a pas besoin d’avoir la même identité que son personnage, contrairement au cinéma par exemple. Par exemple, on accepte qu’un japonais joue Hamlet, sans pour autant se dire qu’il parlait japonais à l’époque. En outre, on ne se dit pas non plus qu’un prince du Danemark parlait nécessairement anglais à l’époque. Le théâtre en lui-même a donc déjà cette complexité, et le public accepte la fiction qui est représentée sur scène. En ce sens, faire appel à des allophones pour jouer des personnages japonais est déjà acceptable au théâtre. J’ai donc une énorme confiance dans le théâtre, qui a cette capacité d’accepter des enchevêtrements de langues et d’identités différentes. J’ai d’abord eu envie de travailler avec ces acteur·ices allophones, et de leur faire parler le japonais sur scène, mais en évitant surtout tout réalisme, qui aurait consisté pour elleux à jouer le rôle d’un étranger vivant au Japon. Je voulais aller à l’opposé de cela, en ne leur attribuant aucune identité qui leur corresponde en réalité. Il m’a semblé alors impossible de faire exister la pièce au Japon, ni ailleurs : je me suis rendu compte qu’il fallait quitter la Terre. C’est pourquoi j’ai imaginé une pièce de science-fiction qui se passe dans l’espace.

Y.P. : Il y a une ironie à faire jouer à des acteur·ices allophones des astronautes dont la mission consiste en la préservation, le développement et la transmission de la langue japonaise. La langue ici n’est pas neutre, mais est le véhicule d’une idéologie politique, dans une vision expansionniste de la culture. Le personnage de l’extra-terrestre retourne d’ailleurs l’argument expansionniste ou préservationniste de la mission en affirmant son intention de modifier la langue jusqu’à ce que ces locuteurs d’origine ne la reconnaissent plus. Avez-vous souhaité à faire une œuvre au contenu politique subversif ?

T.O. : Oui tout à fait. Mais ce n’est pas propre à la langue japonaise. On peut tout à fait imaginer cette même pièce avec d’autres langues, elles-mêmes véhicules d’une idéologie autrement plus expansionniste et coloniale, à la place. Et j’espère que le public le fera.

Y.P. : Toutes les références culturelles et politiques ne sont pas accessibles au public français. Pourriez-vous nous expliquer à quoi renvoie le nom de l’extraterrestre : « Sazareishi » ?

T.O. : Sazareishi signifie « les petites pierres qui deviennent un rocher ». Mais pour les Japonais, ce mot est utilisé exclusivement dans les paroles de l’hymne national. On y exprime le souhait que le règne de l’Empereur dure toute l’éternité : « jusqu’à ce que les petites pierres deviennent rocher ». Cela fait donc tout de suite référence à une certaine pensée nationaliste. Donner ce nom à un extraterrestre qui n’a rien à voir avec ça – si ce n’est un costume qui ressemble à des pierres transparentes collées les unes aux autres –, alors que la pièce montre une tentative de colonialisme culturel par la langue, est donc d’autant plus décalé.

Y.P. : Dans votre précédente pièce présentée au Festival d’Automne, Eraser Mountain, au T2G en 2021, vous aviez travaillé autour de la notion de l’objet, avec une scénographie-installation de l’artiste Teppei Kaneuji. Il y avait derrière une volonté d’effacer la distinction entre humains et objets, de décentrer la perspective anthropocentrée. Dans The Window of Spaceship In Between, certains personnages sont des non-humains : un androïde et un extra-terrestre. Comment travaillez-vous cette question du non-humain et se présence dans votre théâtre ?

T.O. : S’intéresser au non-humain est très important aujourd’hui. Le désavantage du théâtre est que celui-ci se fonde sur l’humain, justement parce que son élément principal, sur scène, sont les êtres humains. J’essaie donc de trouver dans mes dernières pièces une façon de sortir de l’anthropocentrisme. Je tente, avec difficulté, de m’éloigner de cette dimension anthropocentrée du théâtre. Je n’ai pas l’impression d’avoir réussi, ni échoué, mais je continue de tâtonner. L’important n’est pas de réussir. Je n’y réussirai peut-être pas, mais pour moi l’important est d’essayer.

Y.P. : Pourrait-on dire que cela constitue une sorte de mouvement récurrent dans votre travail : s’éloigner, à la fois des codes et des traditions du théâtre, de l’anthropocentrisme… Créer un éloignement également dans la corporalité des comédien·nes, ou en travaillant avec des allophones. Cherchez-vous spécifiquement à un endroit de décalage ou d’élargissement des possibilités du théâtre ?

T.O. : Cela me fait plaisir qu’on perçoive mon travail ainsi. C’est peut-être contradictoire, mais aujourd’hui je suis plus fidèle aux principes du théâtre. Quand j’ai créé Five Days in March, en 2004, j’essayais de contredire le théâtre. Ma motivation était de l’attaquer frontalement. Ce sentiment n’existe plus en moi aujourd’hui. Pour autant, cela signifie-t-il que j’aime le théâtre ? Je n’adhère pas du tout à la plupart des formes théâtrales qui existent aujourd’hui, mais j’aime le potentiel qu’a le théâtre. C’est très difficile d’expliquer cela autour de moi, car j’aime quelque chose qui n’existe pas encore. J’ai une confiance totale dans ce potentiel qu’est le théâtre.

The Window of Spaceship In Between, by Toshiki Okada
The Window of Spaceship ‘In-Between’, de Toshiki Okada – ©Pierre Grosbois