Au Théâtre de la Tempête, la saison s’ouvre par une double fête : d’un côté la proposition de Clément Poirée autour de l’Avare, et de l’autre un spectacle-enquête autour d’un poème mystérieux. Pleins feux a fait le choix des énigmes littéraires à triple fond, et d’embrasser la promesse du titre : « Tous les poètes habitent Valparaiso ». Un spectacle dirigé par Dorian Rossel et Delphine Lanza, avec la compagnie suisse STT/ Super trop top.
Chercheurs et poètes
Le poète n’est pas forcément celui qu’on croit.
« Où sont les poètes ? » demande le mythique ouvreur de la Tempête dans le hall du théâtre, cet homme incroyable qui fait ses annonces comme un crieur public auprès des joyeux mangeurs de la Cartoucherie, tous les soirs, pour chaque spectacle. Et cette demande sonne comme une invitation douce pour le public rassemblé dans la petite salle Copi, une invitation à rejoindre cette étrange communauté des poètes de Valparaiso – car « Valparaiso, c’est une ville faite pour les poètes, chaque citoyen est poète », comme le dira une femme chilienne rencontrée par hasard et qui acceptera de témoigner sur le coup d’Etat de Pinochet, la dictature militaire et l’exil. La question semble circonstancielle et jolie ; mais en réalité, elle nous donne une première clé du spectacle. Le poète n’est pas forcément celui qu’on croit. Il pourrait se cacher n’importe où ; pourquoi pas ce soir, à la Cartoucherie ? D’ailleurs, le spectacle est construit sur une « histoire vraie », une de ces enquêtes ressorties de l’oubli à la faveur du travail acharné des chercheurs, cette drôle de tribu enthousiaste et têtue. Un certain Scott Weintraub, dans le cadre de ses recherches sur le poète chilien Juan Luis Martinez, découvre qu’un poète français porte le même nom ; en comparant leurs œuvres poétiques, il y découvre des similitudes troublantes, alors que les deux hommes ont vécu dans des contextes complètement différents. D’ailleurs, l’un est mort (quoique ?) et l’autre toujours vivant, bien qu’il ait arrêté la poésie depuis bien longtemps… Sur la base de ce fait divers littéraire, nous pouvons commencer à rêver de Valparaiso.
Jeux de doubles
Dès le début de la pièce, la compagnie suisse Super trop top prend plaisir à emmêler les fils et à nous perdre entre différentes pistes d’intrigue. On assiste ainsi à l’enregistrement d’une émission de radio sur la pièce en train de se jouer, avant de s’intéresser à trois histoires parallèles : un journaliste suisse regagnant son chalet pour débuter sa retraite, une comédienne aux prises avec les doutes de la création théâtrale après une grande carrière à la télévision, et le fameux Juan Luis Martinez, poète chilien performeur et provocateur sous la dictature de Pinochet.
C’est une histoire de supercherie littéraire, de double et d’avatar.
C’est une histoire de supercherie littéraire, de double et d’avatar ; c’est une ode au pouvoir des mots pour mettre en marche l’imagination et la révolte, et un clin d’œil d’un poète à un autre, à travers le temps et les continents. Dorian Rossel, Carine Corajoud et Delphine Lanza racontent la trajectoire improbable d’un poème qui circule de la France au Chili en se travestissant, et rendent aussi hommage à la passion des chercheurs en littérature capables de remonter la piste d’un texte sous le regard amusé des fantômes qui ont fabriqué l’énigme. Au fond, à qui appartient l’œuvre d’art ? C’est la foule qui décide de la pérennité des mots. Et lorsqu’une jeunesse révoltée s’en saisit, l’auteur en est-il vraiment responsable ? L’idée même d’une signature de l’auteur a-t-elle encore un sens ? Au fond, peu importe qui a écrit les mots et dans quelles circonstances ; il arrive parfois qu’un poème ait une telle puissance qu’il devienne comme un corps autonome, une petite boule d’énergie au mouvement propre et capable de se téléporter et d’agir sans l’ascendant de son auteur.

Incarner l’enquête
Il arrive parfois qu’un poème ait une telle puissance qu’il devienne comme un corps autonome.
Sous l’égide d’un tissu flou qui ne semble jamais vouloir prendre de forme définie, et dans un espace de panneaux colorés qui tombent peu à peu comme les certitudes et les parois du labyrinthe, les trois protagonistes nous racontent cette enquête avec un engagement certain et beaucoup de générosité. Difficile de ne pas avoir recours à une forme un rien explicative parfois dans cette enquête où l’on risque à tout moment de s’égarer. Amatrice moi-même des emberlificotements à la Borges, j’aurais pu supporter de me perdre davantage et de varier les codes de récit, pour goûter les délices des jeux de piste et de miroir. Le passage par le méta-théâtral semblait évidemment s’imposer, et les comédien·nes le négocient plutôt bien. Chacun·e dans leur style de jeu, ils/elles forment une triade finalement plutôt équilibrée, qui gagne en drôlerie et en tendresse au fur et à mesure que l’enquête progresse. Mention spéciale pour le couple Martinez, parfaits en énigmatiques documents d’époque reconstitués. L’air de rien, la pièce distille peu à peu son charme. Et lorsque le fameux poème retentit enfin, sa puissance est encore active et vivante dans les trois langues qui l’animent, comme un petit daemon ravivé chaque soir et doué d’ubiquité.
Tous les poètes habitent Valparaiso
Texte et Dramaturgie – Carine Corajoud
Conception et mise en scène – Delphine Lanza, Dorian Rossel
Avec – Fabien Coquil, Karim Kadjar, Aurélia Thierrée (sauf les 16, 17, 18 et 19 octobre Delphine Lanza)
Scénographie – Sibylle Kössler, Florian Gibiat
Lumières – Matthieu Baumann, Yann Becker
Création sonore – Anne Gillot
Costumes – Fanny Buchs assistée de Iryna Kliuchuk
Assistanat à la mise en scène – Clément Lanza
Construction décor – Florian Gibiat
Régie – Carmen Bender, Benoît Boulian
Production – Cie STT/Super trop top
À voir au Théâtre de la Tempête jusqu’au 20 octobre 2024.
Le texte du spectacle est publié chez esse que editions.