Zaï zaï zaï zaï : road-trip sonore

De la bande dessinée au spectacle

C’est une histoire idiote comme Fabcaro en est le spécialiste, une histoire de décalage qui ne dissimule pas du tout son projet politique. A la caisse d’un supermarché, un homme avoue qu’il a oublié sa carte de fidélité. C’est le drame ; la caissière fait un malaise, le vigile s’en mêle, et au bout du compte c’est une véritable cavale qui s’enclenche pour retrouver ce « dangereux fugitif », qui finit à coup d’auto-stop par se réfugier en Lozère chez une vieille copine de classe. Rien n’est grave et tout est grave chez Fabcaro : les vigiles font des roulades, on peut être puni d’un karaoké. Mais sur cette trame absurde, d’autres sujets louvoient : la théorie du complot, le monde de l’art, les réseaux sociaux, le téléphone arabe des médias, le délit de faciès, le besoin d’un bouc émissaire, la terreur d’un monde administratif où l’oubli d’une carte peut conduire à l’opprobre public – malgré la drôlerie de l’ensemble, on sent un léger parfum 1984 flotter sur l’ensemble.

C’est sans nul doute un terrain de jeu formidable pour un projet théâtral que de s’attaquer au format du road-trip en BD, avec ses changements de lieux rapides, son format de strip cher à Fabcaro où une situation se développe en quatre cases et glisse brusquement vers l’absurde, souvent même sans que le dessin n’évolue. L’humour y est situationnel et souvent porté sur le langage ; c’est une bande dessinée dont on a envie de refaire les bulles à haute voix, tant les dialogues semblent écrits pour être joués. Pari tenu avec la troupe du théâtre de l’Argument qui propose une version étonnante dans son format, qui oscille entre les codes de la lecture publique et ceux d’un spectacle bruité, en proposant une pièce radiophonique dont nous serions témoins de l’enregistrement en direct.

Le théâtre des voix

Il y aura donc peu de corps dans cette version, peu « d’incarnation » au sens physique du terme, si ce n’est celle dont les comédien·nes auront besoin pour donner leur voix aux personnages. Debout dernière une table haute où sont disposés des micros, iels lisent le texte, et ne s’interdisent pas les coups d’œil complices, les réactions aux performances de leurs partenaires. La distance instaurée avec l’objet qu’ils sont en train de performer augmente notre impression de connivence avec elleux et avec l’absurde de la narration ; c’est un jeu, un vrai jeu dont nous comprenons le double sens, car perpétuellement nous sommes ramené·es aux personnes qui créent la matière de ce que nous entendons, à l’artifice, au trucage. Sur le côté de la scène, Jean-François Domingues et Elisa Bourreau multiplient coups de poireaux, bruits de gravier et autres clochettes pour créer en direct le paysage sonore de cette course folle. Parfois, les bruitages se doublent d’une ligne de guitare électrique qui ne dénote pas avec le petit côté artiste fauché/ gaucho/ rockeur de l’esthétique Fabcaro, incarné à merveille par le comédien Cyrille Labbé, dont la ressemblance avec le vrai Fabcaro est troublante – cheveux gris coupés court, sweat à capuche de grand ado, petite boucle à l’oreille, tel qu’il se représente lui-même dans tous ses albums…

©François GOIZE

Trucs de radio

Le format de pièce radiophonique permet ainsi une grande liberté en s’affranchissant de toute idée de représentation. J’ai trouvé l’idée très habile car au contraire des adaptations cinématographiques assez peu réussies qui ont été tentées avec Zaï zaï zaï zaï, le spectacle ne prétend pas rendre l’histoire réaliste ou la normaliser. Pour les amateur·ices – dont je fais partie – des silhouettes brutes de Fabcaro et des couleurs sépia de ses strips, quelque chose semblait avoir discrètement infusé le spectacle, quelque chose qui tiendrait à la simplicité du format, à la distance, au décalage. Malgré l’aspect visuel de la bande dessinée, une grande partie de leur intérêt se situe dans l’imagination des lecteur·ices, surtout pour Fabcaro qui mise sur la répétition des dessins et le côté figé des situations pour jouer sur la gêne, le ridicule ou l’absurde. Ici, le format radiophonique conserve le drame sur le plan de l’imaginaire, tout en nous rendant complices des secrets de fabrication. « Ne soyez pas dupes ! » semble nous dire le spectacle, en nous invitant à rester attentif·ves aux jeux de miroir et aux références cachées, à l’aspect métaphorique de l’ensemble.

Le théâtre de l’Argument réussit ici une proposition habile et drôle, qui réjouit visiblement la salle du 11•Avignon, et d’autant plus en cette phase post-électorale où les sujets de chasse à l’homme et d’exclusion arbitraire auraient pu avoir de quoi glacer les sangs. Mais l’avertissement est tout de même entendu, et en voyant cette joyeuse troupe radiophonique, je n’ai pu m’empêcher de penser avec un petit serrement de cœur à une autre bande regrettée de la radio française, dont les déboires ont agité la fin d’année sur les ondes de France Inter – la bande de Charline Vanhoenacker dont les émissions en public ( !) du Grand Dimanche Soir ont été un espace revendiqué de fédération et de lutte à gauche. Dans le format radio, on sent flotter un certain esprit de résistance, de précarité des moyens face à la grandeur de l’imaginaire, et de la joie d’un rassemblement. Pourvu que ça dure – la radio, le théâtre, la BD, et l’irrévérence.

Zaï zaï zaï zaï
D’après la bande dessinée de Fabcaro
Mise en scène – Paul Moulin
Adaptation – Maïa Sandoz
Avec (en alternance) – Paul Moulin, Maïa Sandoz, Emmanuel Noblet, Ariane Bégoin, Aurélie Vérillon, Christophe Danvin, Jean-François Domingues, Elisa Bourreau, Maxime Coggio, Cyrille Labbé
Avec la voix de Serge Biavan
Régie générale – David Ferré
Régie son – Grégoire Leymarie
Régie lumière –Jean-François Domingues et Laurent Beucher
Production – Le Théâtre de l’Argument

Vu au 11Avignon, lors du Festival OFF d’Avignon, du 2 au 21 juillet 2024.

Lire nos autres articles sur le festival ici.