Ceci n'est pas une ambassade (Made in Taïwan) de Rimini Protokoll

Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taïwan) : la géopolitique-fiction de Rimini Protokoll

Diplomatie et bubble-tea

On connaissait de Stefan Kaegi et le collectif allemand Rimini Protokoll l’art de créer des spectacles qui repoussent les frontières du théâtre : pièces sans acteurs (La conférence des absents), avec robot (Uncanny Valley), installations (Nachlass – Pièces sans personne), pièces in situ (Paysages partagés)… Leurs dispositifs tendent généralement à brouiller sinon abolir la frontière entre scène et salle, et à intégrer les spectateur·ices de manière plus ou moins immersive ou participative. Ils placent ainsi au centre de leur travail l’expérience du public, devenu partie prenante de l’œuvre en train de se faire.

Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taïwan), leur dernier spectacle, ne déroge pas à la règle. Sous l’apparence d’une pièce documentaire, il s’agit en réalité d’un véritable exercice collectif de politique-fiction, consister à concevoir, puis inaugurer, pour la durée du spectacle, une ambassade de Taïwan en France.

Au plateau, trois Taïwanais·es se racontent et racontent l’histoire de leur pays. Ce ne sont pas n’importe qui : iels ont tous·tes un lien avec la diplomatie, objet du spectacle. David Wu est un diplomate à la retraite, qui a représenté son pays dans de multiples pays étrangers. Chiayo Kuo, la trentaine d’année, elle, est une activiste de la diplomatie digitale : avec l’association qu’elle a fondée (Taïwan Digital Diplomacy Association), elle défend et pratique une diplomatie non-conventionnelle, loin des canaux officiels d’État à État, et qui implique les citoyen·nes à un niveau interpersonnel. Contrairement aux deux autres, Debby Wang, 27 ans, n’est pas diplomate. Elle est la fille d’un entrepreneur à la tête d’une multinationale de bubble-tea, l’un des symboles du soft-power taïwanais, mais a choisi la musique comme métier. Elle compose et joue au plateau sur un instrument fait de bouteilles en plastique.

Les deux Chine

Ceci n'est pas une ambassade (Made in Taïwan) de Rimini Protokoll
Chiayo Kuo – ©Claudia Ndebele

A l’aide de maquettes en deux dimensions, filmées et projetées sur des grands tulles en fond de scène, iels retracent leur vie et rappellent à celleux dans la salle qui la découvrent l’histoire mouvementée de Taïwan. Cette île au large de la Chine devint en 1949 le refuge de Tchang Kaï-Chek, président de la République de Chine, et de ses partisans après leur défaite dans la guerre civile contre les communistes de Mao. Le leader du Kuo-Min-Tang, encore aujourd’hui l’un des principaux partis politiques de l’île, y maintient et perpétue la République de Chine, en opposition à la République Populaire de Chine sur le continent, dans l’espoir d’une réunification future. Il instaure un régime autoritaire à parti unique, qui ne s’adoucit qu’après sa mort en 1975, la loi martiale étant levée en 1987, et se démocratise pleinement dans les années 90.

Officiellement, la République populaire de Chine ne reconnaît pas la République de Chine. De manière inversement proportionnelle à son développement économique et politique (notamment leader mondial dans la conception des semi-conducteurs), qui en fait un pays riche et libre selon le modèle occidental, Taïwan se voit ainsi progressivement marginalisé et isolé sur la scène géopolitique mondiale. Le pays est représenté à l’ONU jusqu’en 1971, puis en est exclu au moment de l’intégration de la République populaire qui refuse de reconnaître une seconde Chine. Sous la pression de celle-ci, de nombreux autres États coupent leurs liens diplomatiques avec Taïwan, qui ne dispose plus aujourd’hui que d’une douzaine d’ambassades à l’étranger, dans de petits pays tels que Bélize ou Sainte-Lucie. Officieusement, l’île continue d’entretenir des relations avec de nombreux Etats, y compris la Chine continentale, et bénéficie (au moins jusqu’à maintenant) du soutien des Etats-Unis, face à la menace constante d’une invasion militaire.

Exister comme nation

Loin cependant de représenter cette situation en la simplifiant, le spectacle met en exergue la complexité et les débats qui agitent la société taïwanaise. En effet, qu’il s’agisse de l’interprétation des faits historiques, des mots à utiliser, ou de prises de position sur des enjeux encore actuels, des controverses se font entendre entre les trois personnes qui nous parlent. Iels s’interroge ainsi aussi bien sur la posture à adopter face à la Chine continentale, ou la mémoire de la figure de Tchang Kai-Chek, que sur la question de la célébration de l’héritage chinois dans la culture taïwanaise. Les différences d’opinion, engendrées notamment par l’écart générationnel, se matérialisent au plateau par des panneaux « I disagree » brandis par les performeur·ses, tels des pancartes de manifestants. Ceux-ci paraissent témoigner de la culture démocratique présente au sein de la société taïwanaise.

David Wu tenant une pancarte "I disagree", dans Ceci n'est pas une ambassade (Made in Taïwan), de Rimini Protokoll
David Wu – ©Claudia Ndebele

Au début du spectacle, Chiayo dit croire fermement au « pouvoir des images ». La mise en scène de Stefan Kaegi et Rimini Protokoll se déploie donc tout en images : ces maquettes et ces vidéos-projections qu’habitent les visages et les corps des trois performeur·ses. Cette théâtralité qui semble au départ un peu convenue, typique du spectacle documentaire, prend au fur et à mesure un autre sens. C’est l’impossibilité de Taïwan à exister pleinement sur la scène des nations, à être reconnue, qui est en vérité mise en scène, dans cet idéogramme en néon signifiant à la fois « nation » et « peut-être », ou dans ce drapeau blanc qui n’est qu’une surface de projection éphémère. Si les histoires personnelles et familiales de David, Chiayo et Debby témoignent d’une réalité vécue, Taïwan en tant que nation ne peut exister autrement que sous cette forme diffuse de l’image projetée, ou factice de la maquette en carton.

« Le théâtre est un espace d’immunité »

C’est face à ce constat que David, Chiayo et Debby nous proposent de créer une ambassade, dans l’ici et maintenant libre que permet le théâtre. En imaginer la salle de réception et en performer l’inauguration tous·tes ensemble. Après avoir distribué des lanternes lumineuses aux spectateur·ices, il et elles s’amusent à monter dans la salle, caméra à la main, pour interroger des membres du public soudainement identifiés comme des personnalités importantes : du ministre des affaires étrangères à Bernard Arnault, en passant par Patrick Pouyanné (PDG de Total) ou Yannick Lintz, présidente du Musée Guimet. Autant de personnalités aux liens commerciaux, politiques ou culturels controversés avec la République populaire de Chine, et qui ne se trouveraient certainement pas à une réception diplomatique taïwanaise. Par ces scènes ludiques, le spectacle sort de l’exposition documentaire pour entrer dans une dimension satirique, celle d’un théâtre politique assumé.

Le théâtre, à la fois comme lieu et comme forme d’art, devient alors l’endroit privilégié pour cette géopolitique-fiction. Comme l’exprime David, dans un parallèle avec une vraie ambassade, « le théâtre est un espace d’immunité ». Il permet, par sa liberté artistique et la protection qu’offre son apparente fictionnalité, de faire ce qu’il est impossible de faire en dehors : « Nous disons seulement sur scène ce qu’il est interdit de dire dans la réalité ». Nous n’assistons pas à un spectacle, mais participons plutôt à ce qui s’apparente à un rituel : les mots et les actes se teintent d’une qualité presque performative, et nous ressentons bien qu’il ne s’agit pas, pour les personnes sur scène, d’un jeu, mais bien d’une affaire on ne peut plus sérieuse. Nous ne sommes certes pas dans la réalité, mais nous ne sommes plus tout à fait dans la fiction, ni même dans le documentaire : ainsi la diffusion vidéo d’un message d’un représentant d’un des peuples autochtones de l’île n’a absolument rien d’un effet de scène, mais tout d’une parole politique effective.

Le spectacle ouvre une réalité politique parallèle, dont les effets sont perceptibles au-delà de son seul cadre, en nous rendant complices et partenaires d’une fiction qui se voudrait réelle. Elle finit par se matérialiser enfin dans la fameuse plaque dorée « Ambassade de la République de Chine (Taïwan) » dévoilée au mur du théâtre – mais qu’on doit dévisser à la fin..

Avec Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taïwan), Stefan Kaegi et Rimini Protokoll, mais aussi David, Chiayo et Debby, signent une expérience troublante de politique-fiction. Celle-ci fait non seulement le portrait d’un pays et d’une société dans les complexités de son histoire et de sa culture, mais invite surtout à s’interroger sur ce qui constitue une nation, et ouvre un espace subversif qui dépasse le cadre de l’art.

Ceci n'est pas une ambassade (Made in Taïwan) de Rimini Protokoll
Debby Wang – ©Claudia Ndebele

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