D’une résidence dans le Midwest américain, la chorégraphe Nacera Belaza revient avec le souvenir d’un pow-wow, grand rassemblement dansé de communautés des Premières Nations. Dans ce rituel, elle perçoit l’union de deux motifs chorégraphiques qui lui paraissent pourtant éloignés : le cercle et le rythme. Avec sa nouvelle création, La Nuée, elle cherche à son tour une réponse à l’équation, en déployant le vertige du tourbillon dans le corps de ses danseur·euses. Gestes et sons se répètent et se répondent avec vélocité dans une succession d’impressions chorégraphiques, parées de la puissante beauté du mystère.
Danser aux confins de la lumière
Une lumière ténue nous laisse entrer et choisir l’un des gradins du dispositif quadri-frontal. J’ose m’installer au premier rang, les pieds sur le tapis de danse. Extinction progressive des feux. Nous ne voyons plus rien, dans l’obscurité et dans l’attente. Quelque chose va se passer, c’est tout ce que nous savons. Le parquet craque : est-ce que quelqu’un se tient juste devant moi ? Je ne distingue rien. Les corps sont là, invisibles, tout entiers avalés par le noir. Je sens l’angoisse poindre. Quelque part, au milieu, on se rassemble pour traverser l’heure à venir, faire face à la peur et danser l’obscurité, la vitesse, le lâcher prise, la perte de contrôle. Entrer dans la nuée, dit Nacera Belaza, est un acte de courage.
Halluciné·e·s, nous perdons nos repères, plongé·e·s dans un espace entièrement structuré par le blanc de la lumière et par le noir de son absence. Principe matriciel, c’est elle qui fait émerger les corps de l’obscurité, leur donnant un contour, une présence. Sans lumière, impossible de les distinguer dans la profondeur du noir qui s’étend partout, arasement de la couleur. Mais c’est elle aussi, qui, par jeux, nous empêche de voir ce qu’il se passe précisément. Ce noir qui brûle les yeux, qui nous laisse à peine voir, transforme les corps en formes, les individus en mouvement. Comme dans le souvenir flou que l’on garde d’un instant vécu, d’une chose vue, comme le rêve dans lequel on ne parvient pas à distinguer clairement les êtres.
Entrer dans la ronde
Au centre, dans le grand cercle de lumière blanche, apparaît le premier danseur. Il tournoie sur lui-même, les bras étendus. Je vois la peau de ses mains, son visage aussi, mais impossible de distinguer précisément leurs contours. Le flou de la vitesse et les gestes brusques de sa tête le rendent méconnaissable. Ses vêtements noirs recouvrent le reste. Les mouvements, lorsqu’il se tourne et se tord sur lui-même, le font passer, par alternance, de forme noire et définie à une invisibilité fugace. Tout s’éteint puis s’allume à nouveau. Dans la lumière, le geste est continu, presque identique, mais le corps a changé. Tour à tour, danseurs et danseuses prennent la place les un·e·s des autres, le noir masquant les discontinuités. Interchangeables et similaires, ces êtres qui vont ensemble dans le mouvement forment une seule et même entité.
Nous nous apercevons de leur nombre lorsqu’iels se regroupent et forment une ronde dans la semi-obscurité, tournoyant à la fois autour du cercle et sur elle·eux-même. Iels se déplacent toujours plus rapidement, en grappes et lianes changeantes, dans un mouvement continu. Les corps sont emportés par une force tout à la fois centrifuge et centripète, alternativement attirés et éloignés du cercle dont ils restent à la frontière, dans la pénombre. Ainsi, du dispositif même de la salle, en passant par la douche de lumière circulaire au centre du plateau, jusqu’au virevoltement du corps de chaque danseur, le cercle est présent à chaque niveau du spectacle, dans un jeu d’imbrications successives.
Mon corps est balayé par le vent, le souffle d’air de la course rapide des corps passe à chaque tour effréné, et la nuée apparaît. Elle est ce groupe, organisme unique, ces corps d’oiseaux noirs, elle est ce mouvement infini. En ethnologie comportementale, pour les oiseaux spécifiquement, on parle indifféremment de nuée ou de ronde pour décrire leurs sociétés temporaires. Certains phénomènes se rapprochant d’une chorégraphie, sont aussi appelés agrégation ou “murmuration”. En anglais, ce mot évoque le bruit que font les ailes des oiseaux lorsqu’ils volent tous ensemble. Dans le spectacle, Nacera Belaza traduit l’idée du mot par le travail de la musique : des bruits et des rythmes qui ne font pas mélodie mais pulsation, par la répétition de percussions, battements de mains, voix et cris. Accélérés, ces sons se font battements.
Le rythme centrifuge
Au centre du cercle, un danseur se remet à tourner, légèrement courbé sur lui-même, les bras repliés, arqués. Les autres, agenouillé·e·s dans le noir, observent le mouvement sans bouger. Lentement, dans une ascension verticale tellurique, iels s’élèvent, puis accompagnent le rythme de son ondoiement d’un mouvement de fléchissement des jambes venant répéter et amplifier le rythme percussif de la musique. De la ronde, nous avons migré vers le rite. Les corps, liés entre eux par la pulsation, dansent une même vibration. Épuisé·e·s par le mouvement continuel et répétitif, iels semblent ne pas pouvoir s’arrêter, comme si quelque chose que nous ne savons pas devait être amené à son terme, comme le vol d’un oiseau qui n’a pas d’autre choix que de se mouvoir. Comme dans l’état de cercle, c’est la notion de groupe qui met les corps en mouvement dans le rythme du rite.
Les corps montent et descendent, se baissent et se dressent, sur la pointe des pieds, dans un équilibre tout entier tendu vers le haut. Ils se plient et se déplient sur eux-mêmes, formes toujours mouvantes, changeantes. Les formes varient : deux danseurs se font face, ondulant lentement l’un vers l’autre, puis quatre formes s’amassent et flottent au centre du cercle. L’impression de chute de leurs jambes qui semblent faiblir pour aller vers le sol sans jamais y tomber, ou qui se fléchissent légèrement dans de petits sauts, donne la sensation d’une élévation toujours renouvelée. Les danseur·euse·s s’accordent par la conjonction entre rythme et cercle, entre transe et élévation. L’équilibre, peut-être, se trouve au point vibrant entre haut et bas, dans cette aspiration verticale, les bras étendus à l’horizontale. Les yeux levés, les oiseaux trouvent leur envol.
La nuée étant un rassemblement éphémère, la lumière revient soudainement et, de sa blancheur totale, nous éblouit. Les oiseaux-mouvement ont des visages, des traits distincts, iels redeviennent individus. Disséminée, la ronde s’ouvre et s’étiole, nous passons la porte et reprenons chacun notre chemin dans le soir.
La Nuée
Chorégraphie, conception, son et lumière – Nacera Belaza
Interprétation – Paulin Banc, Aurélie Berland, Bastien Gache, Magdalena Hylak, Loreta Juodkaite, Aimée Lagrange, Camille Marchand, Pierre Morillon, Alexandre Nodari, Eva Studzinski
Régie générale, son et lumière – Christophe Renaud
Son – Marco Parenti
Prochaines dates :
8 décembre 2024 – Sharjah Art Foundation
25 mars 2025 – Le Phénix (Valenciennes)
3 et 4 avril 2025 – Scène nationale d’Evry / La Biennale du Val-de-Marne