Au Théâtre de la Ville – Les Abbesses, cette fin d’année se fête avec la troupe Gandini Juggling, jongleur·euses virtuoses et fantasques qui présentent leur dernière création : Heka. Célébration de la divinité égyptienne de la magie, ce spectacle mêlant jonglage et prestidigitation est un hommage exaltant à deux disciplines siamoises. Heka est un bijou chorégraphique nous plongeant dans un univers richement esthétisé, servi par une interprétation remarquable et des idées follement ingénieuses.
Sur le plateau, une longue table s’étend de cour à jardin. Vide, éclairée par une lumière froide, elle accueille un premier personnage à l’air bien sérieux, en veste de costume. On se croirait au début d’un sommet politique ou d’une conférence de presse, juste avant que les choses sérieuses ne commencent. Pourtant, pas de mots : c’est la magie qui fait ici langage, s’insérant avec fluidité dans un réel que l’on n’avait pas vu se détricoter. Les manches se relèvent et les lacets se nouent tous seuls, un mouchoir se retrouve attaché dans les cheveux, les mains se démultiplient… Cette scène d’ouverture déploie toute l’ingéniosité chorégraphique et magique du spectacle, réglée au millimètre – avec l’aide des magiciens Yann Frisch et Kalle Nio – et jouissive pour le regard. Saisi·es d’un trouble vis-à-vis de cette irréalité, nous voilà face au sentiment magique : comprendre que l’on ne comprend pas.
Le(s) bal(les) du diable
À la magie répond vite le jonglage (deux arts de la manipulation et de la dextérité), à travers des scènes chorales d’une grande beauté entre les six interprètes. Ces étranges présences en kilts, vestes de costume et fixe-chaussettes, réunies d’abord derrière cette longue table, nous donnent presque l’illusion d’un corps unique : une balle disparaît dans l’oreille de l’un puis réapparaît dans la main de l’autre, etc. Comme si le vide entre leurs corps n’existait pas, mini trous noirs dans lesquels les objets se dissolvent et refont surface ailleurs. Les balles apparaissent, disparaissent, s’ingèrent et s’expulsent à travers des vomissements ou éternuements, symptômes d’un jonglage organique et presque monstrueux, nous plongeant dans l’univers du merveilleux.
Il y a quelque chose des créatures d’Alice au pays des merveilles dans cette chimère à six têtes et douze bras. Les six interprètes jongleur·euses et magicien·nes enchaînent les mimiques saugrenues, les sourires forcés (« Don’t forget to smile ! ») et les rires aux échos presque machiavéliques. Comme si ils et elles avaient tous·tes quelque chose à cacher… Leur véritable identité, peut-être ? Chacun·e s se présente devant nous comme étant le seul et unique « Sean Gandini », co-fondateur de la compagnie et metteur en scène du spectacle. C’est pourtant bien le « vrai » Sean qui se présente à nous dans son costume rouge vermillon – mais peut-on vraiment le croire, lui plus qu’un·e autre ? –, entre présentateur télé, politicien, monsieur loyal ou peut-être même le diable en personne.
Si l’on peut craindre au départ l’aspect un peu didactique de ces monologues philosophiques au sujet de la magie, ces intermissions parlées se révèlent beaucoup plus complexes que cela : dans toute sa bonhommie, Sean Gandini nous invite à lui faire confiance en nous révélant pourtant avoir « l’intention de duper ». Il y campe la figure hégémonique du magicien et, plus largement, de celui qui contrôle le pouvoir en contrôlant l’information, en nous disant à la fois la vérité (par exemple les noms et origines des interprètes) et le mensonge (l’une d’elles serait recherchée par la police, l’autre télépathe…). Avec beaucoup d’humour et un accent charmant, Sean Gandini nous met dans sa poche avec une facilité déconcertante. Jusqu’au point de nous faire préférer son costume rouge, méphistophélique, à la pureté de son costume blanc.
Cabaret du merveilleux
Cette attention esthétique portée aux moindres détails (costumes extravagants, scénographie scintillante, lumières inquiétantes) se complète par une atmosphère sonore hypnotique, à la lisière entre le rêve et le cauchemar. Signée par Andy Cowton, la composition musicale traverse autant les sonorités électro que le chant lyrique, avec, toujours, ce tic-tac de l’horloge qui revient, comme le rappel d’un réveil prochain. Les interprètes chantent presque, eux aussi, ces phrases-fondations du spectacle répétées comme des mantras (« La magie doit être efficace, divertissante et spectaculaire », « Faites ce que vous ne dites pas, dites ce que vous ne faites pas »…) au rythme des lancers du jonglage. Entamées par Sean Gandini puis reprises par le reste de la chorale des jongleur·euses, ces « formules magiques » en français, anglais, finnois et mandarin créent un étonnant concert qui résonne particulièrement avec les figures de plus en plus difficiles jonglées en harmonie.
Comme dans leurs précédentes créations, les jongleur·euses de Gandini Juggling redoublent d’ingéniosité pour ausculter la choralité du jonglage, ici en écho avec la pratique de la magie (pourtant connue comme étant plus solitaire). Au trouble et au cauchemar répondent les facéties du cabaret, dont les codes sont repris dans des scènes aussi drôles que poétiques, comme la danse des collants rayés. Là encore, les présences se dédoublent grâce à des illusions extrêmement simples mais visuellement très efficaces, créant des jongleurs invisibles à bretelles capable des plus grandes souplesses. On pense également à cette femme au grand sourire mais dont le corps ne veut se résoudre à rester en place, pied-de-nez aux femmes éternellement mises en boîtes et découpées dans la magie.
Dans Heka, la chorégraphie magique et jonglée se fait pleinement danse, duo entre la gravité des choses qui tombent et l’anti-gravité des choses qui s’envolent. Les scènes inquiétantes, humoristiques, et poétiques se mêlent dans la plus grande fluidité. Au seuil du pragmatisme et de l’onirique, du réel et de la fiction, du vrai et du faux, Gandini Juggling invente un formidable mélange de jonglage, magie, théâtre, cirque, chant, danse et encore mille autres choses. Est-ce que ce ne serait pas ça, au fond, la « comédie musicale » sur le jonglage et la magie rêvée par Sean Gandini dans l’un de ses monologues ?
Heka, célébration jubilatoire de l’illusion et du vertige, nous fait rencontrer des créatures monstrueuses, des diables charmeurs, des corps et des ombres dédoublées, des objets qui s’émancipent… C’est une véritable expérience visuelle, magnifiée par une esthétique sublime et généreuse. Un détour à la fois historique et symbolique à travers les âges de la magie, dans ce qu’elle a d’inquiétant, mystique et merveilleux.
Heka
Mise en scène – Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala
Collaboration à la magie – Yann Frisch, Kalle Nio
Costumes – Georgina Spencer
Lumières – Guy Hoare
Musique – Andy Cowton
Interprétation – Kate Boschetti, Sean Gandini, Tedros Girmaye, Kim Huynh, Sakari Männistö, Yu-Hsien Wu, Kati Ylä-Hokkala
Au Théâtre de la Ville (Théâtre des Abbesses) jusqu’au 29 décembre 2024.
Du 9 au 11 janvier 2025 – Scène nationale d’Orléans
20 et 21 janvier – Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
22 janvier – Théâtre Sémaphore, Port-de-Bouc
24 et 25 janvier – Le Pôle, Le Revest-les-Eaux
Et toutes les autres dates de tournée à retrouver ici.