Encyclies : dialogues synesthétiques

Au mois de novembre, les artistes Adrien Mondot et Claire Bardainne (cie Adrien M et Claire B) ont pris leurs quartiers à La Maison des Métallos avec plusieurs expériences à la croisée des arts vivants et numériques, terrains de jeux privilégiés des deux artistes. Réunies sous le titre Cabanes de lumière, ces installations s’intéressent avec sensibilité à la place des corps au sein des images, à l’aide de dispositifs scénographiques et numériques très originaux. Focus sur Encyclies, leur nouvelle création, une étrange et poétique plongée dans l’abstraction pour pianiste, jongleur et matières dansantes.

Unique format « spectacle » au milieu de toutes les installations, rencontres et ateliers proposés durant l’évènement Cabanes de lumière, l’ovni Encyclies est le second opus des Synesthésies, un cycle de créations qui s’intéresse aux endroits de rencontre sensible entre musique et image vivante, cycle initié avec Piano Piano en 2023, duo entre Adrien Mondot, informaticien jongleur, et Babx, musicien pianiste. Ici, toujours le format duo, avec cette fois Nathalie Morazin, compositrice et interprète au piano et au chant.

On peut se demander pourtant si l’on a vraiment le droit de parler de « duo », tant les matières numériques et tangibles qui virevoltent autour d’Adrien Mondot et Nathalie Morazin deviennent les interlocutrices malicieuses de cette étonnante discussion sans mots. Tout commence dans le secret d’une balle de contact, petite sphère transparente manipulée avec précision et délicatesse par Adrien Mondot, en silence. Comme des forces magnétiques, le jongleur et la balle de contact s’attirent et se repoussent coup sur coup, dans un ballet visuel envoûtant. La balle finit pourtant par tomber – dans un fracas inversement proportionnel au silence de verre auquel sa légèreté nous avait habitué·es – et avec elle, peut-être, le poids du monde.

Une odyssée visuelle

Ici commence alors la partition commune des deux interprètes qui, derrières leurs claviers respectifs – un ordinateur pour Adrien Mondot et un piano pour Nathalie Morazin –, déroulent leur épopée poétique et synesthésique. Au sol, sont projetées des successions d’images abstraites et composites, contrôlées par l’ordinateur d’Adrien Mondot, formes géographiques mouvantes nous plongeant dans une poésie de l’image mais aussi dans une certaine illusion. On a parfois le sentiment que la terre s’effondre sous le piano, ou encore que le plateau se met à tourner sur lui-même et à rebondir, créant des sensations d’irréalités extrêmement percutantes visuellement.

Ces projections parviennent à réveiller des formes de vie numériques, nous plaçant à l’endroit d’un animisme inattendu : les formes qui se détachent semblent avoir la volupté des drapés, on pourrait presque les toucher, et en ressentir, sans nul doute, la douceur et la fluidité. Elles laissent les indices d’une âme, et d’un ancrage dans le réel malgré l’abstraction. Si l’image anime ici l’inerte, elle perturbe en même temps la perception du vivant : les projections créent des états de corps différents pour Adrien Mondot et Nathalie Morazin qui semblent parfois sur le point de disparaître magiquement, « floutés » ou altérés par la superposition.

Rivages inconnus, océans, déserts, voie lactée… Les mondes numériques créés et contrôlés par Adrien Mondot en direct sont multiples et fertiles, et promettent un grand voyage pour l’imaginaire. C’est paradoxalement quand les images deviennent trop réalistes (gouttes de pluie, mer calme traversée par un nageur…) que l’odyssée onirique fonctionne moins. Par l’abstraction numérique, Encyclies nous donne à voir et ressentir des territoires encore inconnus, dont deux êtres humains et un piano seraient les seuls naufragés.

© Adrien Mondot

Musique de l’onde

Composée avec autant de précision que la partition numérique, la musique de Nathalie Morazin nous guide avec puissance dans ce champ d’émotions visuelles. Conçues en écho l’une avec l’autre, et l’une pour l’autre, la création sonore et la création visuelle se complètent et se répondent avec fluidité, révélant le principe d’associations de la synesthésie : un endroit « où l’image incarne les notes manquantes », et vice versa. Une grande partie du spectacle se fait à quatre mains, dans un certain immobilisme, avec humilité et presque déférence pour les mouvements visuels et musicaux créés. Pour ne surtout pas briser leur fragilité, leur vulnérabilité.

Pour Nathalie Morazin, cette partition est aussi l’endroit du jeu et de la liberté, qu’elle explore autant dans les mélodies que dans le silence et les respirations, ou encore dans les multiples détournements de son piano. Des cordes qui sonnent comme celles d’un violon, son coffre qui devient boîte à rythmes insoupçonnée… Là encore, tout s’éveille avec puissance et convoque autant de douceur que de joie, à l’image de celui que procure le fait de « faire des ronds dans l’eau ». Puisqu’il s’agit avant tout de cela, comme le rappelle le titre « Encyclies », emprunté au nom donné à l’onde formée à la surface de l’eau lorsque l’on y jette quelque chose.

Comme deux enfants, Adrien Mondot et Nathalie Morazin explorent des Atlantides disparues, rencontrant parfois de drôles de personnages : des bancs de poissons numériques qui réagissent sous leurs pas, des créatures chantantes qui ont quelque chose des sirènes vengeresses… Quittant leurs fidèles postes autour du piano central, les deux interprètes poussent parfois leur exploration dans un jeu plus mobile, qui convainc un peu moins. Ces rivages-là, trop lointains, peinent à émouvoir autant qu’au début.

Murmure jonglé

© Adrien Mondot

Entre les images et les sons, surgit parfois aussi, subrepticement, le jonglage. Répondant à la balle de contact qui ouvrait le pas, trois petites balles blanches apparaissent dans les mains d’Adrien Mondot qui les soumet aux mêmes illusions. Leur manipulation extrêmement délicate est très impressionnante à regarder. Elles finissent elles aussi à terre, rejoignant leur collègue du début qui, par sa transparence, s’est vue elle aussi traversée par les projections d’images tout au long du spectacle, offrant un joli détail poétique.

Le jonglage a ici valeur de suggestion, presque de chuchotement. Il reste nappé de mystère, au creux de ces balles et d’une minuscule construction de papier qui imposent pourtant bien leur vie et leur présence, elles aussi, au même titre que les matières digitales et sonores. Les figures jonglées d’Adrien Mondot sont elles aussi à la croisée de l’image et du rythme, et répondent avec malice, via leur rythme ternaire, au modèle binaire des compositions informatiques. Dommage, cependant, de ne pas les voir danser ensemble.

À travers d’étranges choralités, composées d’images, de mouvements et de sons, Adrien Mondot et Nathalie Morazin nous emmènent dans un univers poétique inédit entre abstraction et sensation. Encyclies explore des territoires sensibles et oniriques dans lesquels musique, projections numériques et jonglage s’entrelacent avec délicatesse pour former une expérience sensorielle riche, dont nous repartons avec le sentiment d’avoir été au bord de l’infini, sans toutefois y plonger complètement.

Encyclies
Conception visuelle, développement informatique et jonglage – Adrien Mondot
Composition et interprétation musicale – Nathalie Morazin
Conception et développement informatique – Adrien Mondot, Eva Décorps et Loïs Drouglazet
Régie générale et régie son – Clément Aubry
Création lumière – Adrien Mondot et Jérémy Chartier
Regard extérieur – Samuel Faccioli, avec la complicité de Gaëlle Flahault
Costume – Mathilde Brette
Administration – Marek Vuiton, assisté d’Ana Vergeau
Direction technique – Raphaël Guenot
Production et diffusion – Delphine Armand et Joanna Rieussec, assistée d’Adèle Béhar
Production – Margaux Fritsch, Delphine Teypaz, Juli Allard Schaefer

À La Maison des Métallos les 27 et 28 novembre 2024