Avec After Show, le collectif l’Avantage du Doute nous invite à un de ces spectacles foutraques et joyeux dont ils ont le secret. Dans la petite salle du Théâtre du Rond-Point, il faut s’attendre à tout et à rien, et faire confiance à cette bande-là pour nous mener à travers la nuit, le brouillard, et une angoisse contemporaine aussi noire que le vantablack – le pigment le plus sombre du monde. Le théâtre ne sauvera peut-être pas le monde, mais il peut quand même opérer quelques petits miracles sous ses dehors bouffons : pour ça, il faut peut-être se risquer à rester « after the show ».
Parades publiques
Le spectacle commence dans des codes théâtraux encore assez identifiables : sur le plateau d’un enregistrement radiophonique en direct dont nous sommes les témoins – ou les cobayes – une présentatrice suave et dramatique accueille un homme a priori normal, même s’il semble un peu socialement inadapté. Elle lui fait raconter sa vie jusqu’à ce qu’elle lâche une bombe : cet homme était auparavant un singe. Arraché à son milieu naturel, il lui a fallu cinq ans pour se transformer en homme, se déployer, marcher debout, perdre ses poils, ses ongles et ses dents, au fond un peu mourir à lui-même pour devenir ce stade ultime du développement dont on peine à croire qu’il puisse constituer le meilleur de l’évolution naturelle. Le singe sauvage s’est en effet transformé en homme courbé, boiteux, amorphe, dépressif, nostalgique de sa jungle natale, habillé en vêtements clinquants par Dior qui a saisi l’occasion d’en faire un énième porte-manteau médiatisé, et dont le stade ultime de développement serait sa transformation en artiste qui vient – littéralement – gueuler son désespoir. Mine de rien, le collectif plante déjà quelques graines en forme de motifs qui viendront parsemer le spectacle : un rapport dévoyé au vivant, une société malade d’elle-même qui ne produit que des avatars tristes, et la mort, bien sûr, la grande star de cette mascarade.
Le collectif travaille depuis longtemps sur la question du langage des médias, sur le travestissement qu’ils viennent opérer dans les discours et sur la possibilité de retrouver une joie dans cet univers factice ; le début de cette nouvelle création m’a rappelé mon premier coup de foudre pour le collectif en 2016, au Théâtre de la Bastille. A l’époque, dans Le bruit court que nous ne sommes plus en direct, le collectif tentait de défendre une « Ethique TV » qui proposerait enfin un contenu politique engagé et exigeant… Ici nous entrons à fond dans la critique des médias et de leur fétichisation éphémère des freaks, jusqu’à un certain point – quand l’homme-singe se met à hurler, on dépasse les bornes, il ne faudrait quand même pas montrer de véritable douleur en direct. Et les comédiens choisissent alors de pousser à grands coups de pied la porte de la théâtralité et de la bouffonnerie. Il ne s’agit évidemment pas de faire un spectacle léché et distancié sur une dystopie. Fidèle à ses racines anarchistes et révolutionnaires, le collectif explose le cadre et nous emmène ailleurs.
« Ces choses qui n’ont pas de prix »
Ailleurs, mais où ? Difficile à dire tant ce collectif est de ceux que l’on suit un peu les yeux fermés, dans le bonheur enfantin de la performance et du grotesque, en abandonnant volontiers le fil d’une fable et en s’accrochant plutôt à des motifs. C’est l’extraordinaire Claire Dumas qui nous entraîne la première, en convoquant son « bouffon intérieur » qui vient dévorer la présentatrice parfaite. On retrouve alors avec bonheur la fougue contagieuse de la comédienne, sa capacité à habiter le plateau d’une folie explosive et tendre. Car tendres ils le sont, ces comédien·nes de l’Avantage du Doute qui semblent ici avoir déposé les armes : ce dont il est surtout question dans cet After Show, si je devais tenter d’en rassembler les fragments, ce serait peut-être de la beauté, de la poésie, de toutes « ces choses qui n’ont pas de prix ».
Évidemment ce sont des choses aussi éphémères qu’un appel d’amour enregistré à l’envers, Hannah Arendt qui parle de la nuit, des larmes qui coulent sur un piano, comment on survit à la mort d’un père quand on n’a que 7 ans. Les comédien·nes usent pourtant de tous les artifices les plus grossiers, à grand renfort de perruques, tutus, robes à paillettes, grotte en papier alu, faux accents caricaturaux. Et pourtant ils restent toujours sur le fil, dans ce jeu extrêmement vulnérable et sincère que cultive le collectif dans son écriture de plateau depuis ses débuts, et qui garde les scories du présent. La théâtralité bouffonne m’a semblé servir comme de carapace et de fanfaronnade pour que la beauté se manifeste sans prévenir, et qu’elle nous cueille au moment le plus inattendu.
Le cabaret de la mort
Bien sûr, parfois on se perd aussi dans les méandres de cette forme bizarre que permet l’aftershow – nous sommes après le « show », et même dessous, dans cette petite salle du théâtre du Rond-Point où l’on entend les basses de la grande salle au-dessus. L’aftershow, comme le cabaret, semble permettre toutes les digressions, c’est l’espace de la nuit, de l’après, de la mort peut-être. Que se passe-t-il quand on éteint les lumières, qu’on arrête de jouer, qu’on enlève son costume ou qu’on dit, comme Nadir Legrand, « je n’y arrive plus ? » Que reste-t-il ? Il reste le théâtre, dans toute son impureté magnifique, et certains mots qu’on entend peut-être mieux quand la lumière est éteinte.
J’avoue avoir été parfois désemparée, circonspecte devant la convocation de toutes ces figures qui viennent l’une après l’autre faire leur show après le show, de Hannah Arendt à Bruno Latour, comme des vieux dieux qu’on appellerait à l’aide pour résoudre nos problèmes de contemporains désabusés, et jusqu’à la mort elle-même qui aimerait bien se lancer dans le stand-up – mention spéciale à l’incroyable Maxence Tual qui navigue avec tant de grâce entre le grotesque et la poésie. Comment ne pas entendre alors très fort une sorte de cri d’alerte dans le spectacle, formulé notamment par Nadir Legrand : « avant j’écrivais des scènes bien senties pour faire passer mes idées dans la fiction, pour mettre en forme des messages politiques, mais maintenant j’y crois plus ». Échec de la fiction, et résistance du théâtre avec toutes ses armes courageuses de bouffon : le collectif lutte toujours, et c’est très rassurant.
After Show
Création du collectif L’Avantage du doute – Mélanie Bestel, Judith Davis, Claire Dumas, Nadir Legrand et Maxence Tual
Avec Claire Dumas, Charline Grand, Nadir Legrand, Manuel Peskine et Maxence Tual
Et en alternance Servane Ducorps, Joseph Kempf et Jean-Luc Vincent
Direction musicale et arrangements – Manuel Peskine
Scénographie – Lisa Navarro
Lumières – Mathilde Chamoux
Son – Isabelle Fuchs
Costumes – Marta Rossi
Régie générale – Nicolas Barrot
Production, administration, diffusion – Marie Ben Bachir
Diffusion – Margot Guillerm
Administration, production tournée – Juliette Marie
Spectacle à voir jusqu’au 21 décembre au Théâtre du Rond-Point (Paris)
Prochaines dates
9 janvier 2025 – EMC de St-Michel-sur-Orge
4 au 7 février – Quartz, Scène nationale de Brest
13 et 14 février – Ferme du Buisson, Scène nationale de Marne la Vallée/Noisiel
18 et 19 février – Malraux, Scène nationale de Chambéry Savoie
11 au 13 mars – Théâtre Sorano, Toulouse
18 au 20 mars – Lieu Unique, Nantes (18-20 mars).