Dernier né de la Troupe du Théâtre du Soleil, Ici sont les dragons propose, dans sa série annoncée, une plongée dans l’histoire de l’Europe aux racines de la violence et de la guerre. Cet épisode 1, situé en 1917, raconte comment tout était écrit, comment « la victoire était entre nos mains », comment elle nous a échappé, et surtout éclaire nos conflits contemporains en mêlant, comme il est de coutume dans la maison d’Ariane Mnouchkine, pédagogie, spectaculaire et politique dans une forme de théâtre total.
Le théâtre c’est la vie
Le 24 mars, la comédienne Agathe Pujol a affirmé, sous serment et devant la Commission d’enquête parlementaire relative aux violences commises dans le monde de la culture, avoir été victime d’une tentative de viol devant témoins alors qu’elle était bénévole, en 2010, au Théâtre du Soleil. Elle a également décrit le climat de « dérives sexuelles » dans lequel baignerait la troupe, et sa politique d’omerta. Depuis, le Théâtre du Soleil, après avoir fait part de sa « sidération », a mis en place une enquête interne « afin de déceler les éventuelles négligences, erreurs, fautes, délits ou crimes qui auraient pu être commis dans ses murs, il y a quinze ans, ou même avant, ou depuis. » Voilà où nous en sommes à la publication de cet article.
Pourquoi parler de cela et non pas du spectacle ? Qu’est-ce qu’une critique théâtrale a à faire de l’actualité politique et sociale ? Eh bien, tout, en fait. Parce que le spectacle en particulier, et la culture en général, ne vivent pas hors sol. Ils vivent ancrés dans une réalité. Et on ne peut faire l’économie, quand on voit et chronique un spectacle, du contexte dans lequel il a été produit, réalisé, et in fine reçu. Un spectacle est toujours – bien qu’à des degrés différents – un produit de notre société. Et un·e spectateur·ice aussi ! Quand j’entre dans la salle du Théâtre du Soleil pour voir Ici sont les dragons, je n’entre pas seule, j’ai apporté avec moi mon trajet dans le bus bondé, le sourire ensorcelant d’Ariane (86 ans), les savons-citrons des toilettes, mon souvenir des Naufragés du Fol Espoir vu 15 ans auparavant avec ma prof de français du lycée, les pirojkis préparés par l’équipe, la moustache du chef de rang, les mots des communiqués placardés à l’entrée. Ma vision et mon écoute du spectacle sont chargées de tout ça.
Mise en abyme et métaphore : que peut le théâtre face à l’ogre ? Que peut l’art face à la violence ?
Alors, qu’ai-je vu ? Qu’ai-je entendu ? Ici sont les dragons, un grand spectacle populaire inspiré par des faits réels, 1917 : La Victoire était entre nos mains raconte la Révolution russe de 1917, quelles ont été ses conditions de possibilité, comment elle a eu lieu, ce qu’elle a porté comme espoirs, ce qu’elle a charrié de désillusions. Ici sont les dragons est surtout un spectacle sur les origines de la violence et qui pose la question : comment en sommes-nous arrivé·es là ? Pourquoi la guerre en Ukraine ? Pourquoi le million de mort·es et de blessé·es ? Pourquoi le carnage, l’enlisement, la folie ? Le spectacle s’ouvre sur le visage de Poutine, projeté sur le rideau du fond, massif, immense, dans cette vidéo où il affirme qu’il va « dénazifier » l’Ukraine. Depuis son poste de souffleur, surgit une actrice qui invective de sa toute petite voix et frappe de ses tous petits poings l’image gigantesque et monstrueuse du tyran. Mise en abyme et métaphore : que peut le théâtre face à l’ogre ? Que peut l’art face à la violence ? La réponse court depuis la création de la Troupe qui fêtait ses 60 ans d’existence l’année dernière : le théâtre ne peut rien, le théâtre peut tout. Certes, le théâtre est tout petit face aux tanks, aux drones, et à la mort. Mais le théâtre est aussi grand, car sa parole, son corps, son geste peuvent tout oser, tout renouveler, tout révolutionner.

Raviver le feu
Sur la scène, qui est immense, il y a trente comédien·nes et musicien·nes (théâtre total, je vous ai dit). Il y a des décors monumentaux, des accessoires par dizaines, une flopée de projecteurs, de la vidéo, de la neige, le tout disposé, déplacé, remplacé dans un ballet parfois gracieux parfois violent (mais toujours maîtrisé) tout au long des 2h30 intensives de spectacle où le plateau figure tout à la fois Petrograd, le front allemand, le front français, le front soviétique, la petite chambrée de Lénine, le jardin de Goebbels, un pont en hiver, et aussi la scène du Théâtre du Soleil elle-même.
Au-delà du spectaculaire de la mise en place et de l’efficacité du déploiement des forces en présence, Ici sont les dragons repose sur un procédé dramatique radical : les acteur·ices sont doublé·es. Enfin, ce sont plutôt elleux qui doublent la voix. Je m’explique : dans cette pièce, aucune parole n’est prononcée en direct, exception faite de celle de Cornelia, qui incarne la metteuse en scène et personnifie le Soleil au plateau. Toutes les autres paroles ont été préenregistrées avec les voix d’acteur·ices russophones, ukrainophones, germanophones et anglophones. Ces enregistrements sont diffusés en direct pendant la pièce, enregistrements surtitrés en français et autour desquels les interprètes articulent leurs mouvements et leurs lèvres.
Le procédé, s’il a de quoi surprendre, est on ne peut plus censé : si la pièce veut être juste, ses personnages doivent parler leur langue maternelle. De plus, à cette technique sonore s’ajoute des choix de costumes eux aussi parfaitement motivés et efficaces : les acteurs qui incarnent des personnages historiques, plus grands que nature, portent tous un masque, qui relève autant de la marionnette que du grand-guignol, et proposent un jeu proche de la pantomime. Ici, le portrait fonctionne : la caricature de ces êtres à grosses têtes délirants et macabres touche juste. En revanche, le doublage tombe à plat pour les personnages « communs des mortels », les inconnus, les civils et les soldats, les révolutionnaires et la foule anonymes. Et c’est là que le spectacle pêche un peu. Il y a, selon moi, un problème de proportions : d’accord pour que les figures historiques, telles Lénine, Staline, Trotski et consorts, soient loin de nous, ils en seront mieux critiqués ; en revanche, on aurait aimé que la cohue du peuple et des ordinaires nous soit rendue plus proche. La fièvre de la révolution, les espérances qu’elle véhicule, le fracas qu’elle déclenche dans le monde, le feu qu’elle allume nous échappent malheureusement souvent, dans ce spectacle-monument qui fige, parfois, les personnages dans des tableaux que l’on regrette plombés par l’ampleur et l’accumulation des faits historiques.
Parce que la tentative de trouver des réponses, de nous expliquer à nous-mêmes est belle et nécessaire, parce que le spectacle nous rend évident que la révolution se fait ensemble, corps en action sur la scène, corps en réception dans la salle, corps en marche dans le monde.
Pourtant, on ressort avec l’envie de revenir, le désir de voir les autres parties de cette épopée qui nous raconte. Parce que la tentative de trouver des réponses, de nous expliquer à nous-mêmes est belle et nécessaire, parce que le spectacle nous rend évident que la révolution se fait ensemble, corps en action sur la scène, corps en réception dans la salle, corps en marche dans le monde. Il faut faire confiance au théâtre, à son mode de déploiement parfois lent, et qui peut sembler vain, il faut faire confiance à sa force inattendue, aux traces qu’il laisse en nous. Il faut croire en son potentiel de guérison, à son pouvoir de justice. Il faut garder sa foi en le théâtre : croire qu’il peut nous apprendre à regarder le monde et apprendre lui-même de ses fautes, croire qu’il peut réparer, transformer, révolutionner.

Si le spectacle Ici sont les dragons m’a laissée sur ma faim, il n’en reste pas moins que la faim demeure. Je reviendrai au Soleil, avide de la suite, la suite du spectacle et la suite de la vie, avide des réponses que le théâtre peut apporter à nos questionnements, à nos doutes, à nos douleurs, avide de ce qu’il peut proposer comme monde meilleur, comme monde nouveau.
Ici sont les dragons, un grand spectacle populaire inspiré par des faits réels, 1917 : La Victoire était entre nos mains
Une création collective du Théâtre du Soleil
En harmonie avec Hélène Cixous
Dirigée par Ariane Mnouchkine
Pour consulter le générique du spectacle dans son intégralité, c’est ici.
Pour lire les communiqués du Théâtre du Soleil concernant la Commission d’enquête parlementaire, c’est là.
Au Théâtre du Soleil (Cartoucherie) jusqu’au 27 avril 2025 (2h45 avec entracte)
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