Pleins Feux a souhaité revenir aujourd’hui sur le spectacle Rapt de Chloé Dabert et Lucie Boisdamour, donné au TGP de Saint Denis en mars dernier. Cet étrange objet scénique nous questionne profondément dans notre condition de spectateur·ices, et nous enjoint à douter de tout – à commencer par le théâtre, bien sûr.
Le lieu des beaux mensonges
Ne savais-je pas parfaitement que s’il était un lieu où l’on était capable de me mentir, c’était bien au théâtre ?
Le spectacle débute par un avertissement : nous allons voir l’histoire d’un fait divers qui se serait déroulé en Angleterre, et dont se serait saisie une certaine jeune dramaturge appelée Lucie Boisdamour. Ce nom m’avait déjà interpellée en choisissant de venir. J’avais découvert Chloé Dabert lorsqu’elle montait Le Firmament de Lucy Kirkwood ; cette fois-ci, je m’étais donc demandé distraitement : tiens, qui est cette nouvelle dramaturge avec qui elle travaille, Boisdamour, étonnant, jamais entendu parler. La supercherie était pourtant criante, mais comme les chargé·es de presse et toute la communication du spectacle garde précieusement le mystère, je ne m’étais pas méfiée. L’avertissement nous révèle dès le départ le tour de passe-passe auquel nous allons prendre part. Boisdamour = Kirkwood, bien sûr. Premier uppercut en commençant le spectacle, de m’être laissée berner par tout un système si bien intégré pour moi : la communication digitale, la feuille de salle, les affiches. Et pourtant, ne savais-je pas parfaitement que s’il était un lieu où l’on était capable de me mentir, c’était bien au théâtre ? Peut-être que je n’avais encore jamais expérimenté un mensonge qui débordait si largement du plateau, sur tous les espaces périphériques, et même avant que le spectacle n’ait commencé.
Le théâtre (ou le spectacle, ou l’instance qui gouverne toute cette grande mascarade) nous avertit donc que c’est bien un texte de Lucy Kirkwood que nous allons voir, mais qu’elle est programmée ici sous un nom d’emprunt pour échapper à la censure britannique. L’histoire qu’on nous raconte n’est pas officielle, c’est un fait divers qui aurait défrayé la chronique juste après le COVID mais aurait été « étouffé par la presse », le TGP et Chloé Dabert prendraient donc un grand risque, assumé, de monter et programmer ce spectacle pour faire entendre la vérité…
Il semble évident à la lecture de ces mots que tous les termes employés ici sont sujets à caution – que penser de la « vérité » après une entourloupe aussi énorme d’entrée de jeu ? Et un camouflage aussi grossier du nom de l’autrice suffirait-il à déjouer les autorités ? Mais il est vrai que nous étions nombreux·ses à ne pas l’avoir saisi… Nous entrons donc dans le spectacle méfiant·es et troublé·es, c’est-à-dire exactement dans le bon état pour assister à Rapt.
La société du complot
De quoi parle ce Rapt ? Car non seulement l’échange de pseudonymes m’avait roulée dans la farine, mais l’histoire n’a rien à voir avec le résumé communiqué par le TGP. Il est en réalité question d’un jeune couple, qui se serait rencontré lors d’une sorte de speed dating à l’aveugle organisé par un journal britannique. Très vite fusionnel, le couple se passionne pour des sujets de plus en plus politiques : réchauffement climatique, manipulation des informations, recul de la démocratie, mensonges d’Etat. Pour nous égarer, Chloé Dabert et son équipe utilisent tous les codes du théâtre documentaire : les comédien·nes « rejouent » des moments de la vie des deux protagonistes du drame comme dans un processus de re-enactment, et chaque scène est conclue ou introduite par la comédienne Anne-Lise Heimburger, dans le rôle de Lucy Kirkwood enquêtant sur son sujet. Ses interventions, très réalistes et jouées dans un code sans 4e mur plutôt factuel, évoluent dangereusement au fur et à mesure du spectacle. Elles en deviendraient même drôles et caricaturales tant son jeu se met à ressembler à un étrange documentaire sensationnaliste sur les bas-fonds d’une société secrète, ton dramatique à l’appui. Mais une fois encore, puisqu’elle est notre référente de la « vérité », nous ne savons pas si nous pouvons en rire, ou avoir peur, ou douter de sa parole.

Dans ce jeu de dupes nous sommes embarqué·es, fasciné·es par ces gens « normaux » qu’on voit sombrer dans la psychose.
Dans leur huis-clos confiné en plein COVID, le couple se referme sur lui-même et ses obsessions. Nous les observons évoluer tels des insectes, pris dans les grands espaces vitrés et lisses de leur appartement, comme une démultiplication d’écrans et de voiles pour déformer notre vision. Ils créent une chaîne Youtube pour évoquer des sujets de société et donner leur avis, dans un genre de vidéos « react » face caméra, et très vite on sent la dérive complotiste pointer le bout de son nez. Quelqu’un les menace, leur fait du harcèlement téléphonique, ils renoncent à leurs réseaux sociaux, détruisent la caméra de leur interphone. Leurs vidéos prennent des tours de « on nous ment », « quelqu’un veut nous faire taire », « attendez-vous à de grandes révélations très bientôt ». Mais dans ce jeu de dupes nous sommes embarqué·es avec elleux, fasciné·es par ces gens « normaux » qu’on voit sombrer dans la psychose, mais aussi – je l’avoue avec un peu de honte – saisi·es naïvement par le côté « fait divers » de la chose, et l’imminence d’un drame sanglant dont on veut comprendre les rouages.
Le diable est dans le doute
Chloé Dabert et Lucy Kirkwood mettent en abyme le complotisme, et nous incitent à tout mettre en doute.
Il serait dommage de révéler tous les étages de ce coup de bluff monumental, car la fin du spectacle n’est pas en reste de retournements – de situation et de cerveau pour nous, pauvre public crédule, qui ne savons plus où donner de la tête. C’est la maestria de ce projet, qui m’a mise aussi mal à l’aise qu’il a déplacé mes attentes et gratté les coins où je n’avais pas envie d’aller. Chloé Dabert et Lucy Kirkwood mettent en abyme le complotisme en nous embarquant dans ce grand complot théâtral dont nous sommes les jouets, et nous incitent à tout mettre en doute, à commencer par le spectacle qu’on nous présente. Pourquoi accordons-nous notre confiance à ce qui nous est raconté sur scène ? Pourquoi cette suspension of disbelief si chère au théâtre pourrait ici nous être néfaste ? Que vient-elle pointer de nos crédulités quotidiennes face aux deep fake de l’IA, aux informations partagées en masse sur les réseaux sociaux sans vérification des sources ? Quelle différence y a-t-il entre un spectacle et une fake news, puisque tous les deux participent au fond d’un même régime de mensonge ?

Je me suis sentie bizarrement trahie, comme à ma lecture du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie où le narrateur avoue être le meurtrier. J’avais cru le nom sur les affiches, le résumé sur la feuille de salle, et reconnu les codes du théâtre documentaire qui reconstituaient pour moi cet étrange fait divers. A ma sortie du théâtre, j’ai cherché frénétiquement des traces en ligne de l’histoire de ces deux fanatiques, dont les « vraies » têtes apparaissent parfois ironiquement dans le spectacle, sur la capture d’écran d’une miniature Youtube, comme des documents… J’ai été finalement forcée de déconstruire une bonne fois tout le processus, et de mettre le doigt sur mon malaise. En nous forçant dans ce jeu, Chloé Dabert et son équipe nous mettent paradoxalement dans la position du couple de l’histoire, et alors le prisme se démultiplie à l’infini : nos héros ont-ils eu raison de ne plus croire personne, de tout remettre en question, de s’isoler par peur de se faire manipuler ? Si le mensonge peut prendre de telles proportions, qui croire en fin de compte ? Ne serions-nous pas prêt·es, nous aussi, à basculer du côté du complot et espérer que les deux illuminé·es nous révèlent enfin « tout », ayant compris les rouages de cette grande machinerie ? A leur image, j’ai quitté le spectacle avec le sentiment d’une menace sourde. Mais après tout, les temps sont hélas bien propices à une bonne petite paranoïa.
Rapt
Texte · Lucie Boisdamour
Mise en scène · Chloé Dabert
Traduction · Louise Bartlett
Jeu · Andréa El Azan, Anne-Lise Heimburger, Juliette Launay, Arthur Verret
Scénographie · Pierre Nouvel
Lumière · Auréliane Pazzaglia
Son · Lucas Lelièvre
Costumes · Marie La Rocca, assistée de Elise Beaufort
Maquillage et coiffures · Judith Scotto
Accessoires · Marion Rascagnères
Assistanat à la mise en scène · Virginie Ferrere
Régie générale · Cyrille Molé
Construction du décor · Scenopolis
Régie générale et plateau · Marion Koechlin
Régie plateau · Mohamed Rezki
Régie lumière · Benjo Trottier
Régie son et vidéo · Camille Gateau
Spectacle présenté au TGP de Saint-Denis du 15 au 22 mars 2025.
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