Les Messagères, mis en scène par Jean Bellorini, réunit neuf comédiennes afghanes autour du texte d’Antigone. Le spectacle, présenté ce mois-ci aux Bouffes du Nord à Paris, mêle tragédie antique et mémoire de l’exil. Sur scène, une parole chorale se déploie : celle d’un chœur d’Antigones d’aujourd’hui, qui traversent les figures du mythe pour faire entendre ce qui persiste.
Quand la scène part du silence imposé
Il arrive qu’un spectacle n’ait pas seulement pour fonction de représenter une œuvre. Qu’il ne cherche pas à construire une fiction sur un plateau, mais qu’il devienne le prolongement vivant d’une situation réelle, dans un lieu et un temps donnés. Les Messagères, né de la rencontre entre Jean Bellorini, Naim Karimi et neuf comédiennes afghanes en exil, appartient à cette famille rare d’œuvres qui n’ont pas été imaginées pour « dire le monde », mais qui en portent la trace, la fracture et la brûlure. C’est un théâtre du tremblement, non de l’illustration. Un tel spectacle détourne l’actualité sans la fuir. Il la recueille. Il en propose une forme, un espace de pensée et de sensibilité. Il rappelle que l’art, lorsqu’il s’ouvre au réel, peut devenir le lieu d’une expérience commune, lentement élaborée dans l’écoute.
Le spectacle puise toute sa nécessité dans son contexte d’origine. En juillet 2021, les Talibans reprennent Kaboul. L’ordre imposé exclut les femmes de l’espace public. L’effacement est brutal, méthodique. Le théâtre devient impossible. Pour les neuf comédiennes de l’Afghan Girls Theater Group — Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Marzia Jafari, Tahera Jafari et Sohila Sakhizada — l’exil ne représente pas une parenthèse mais une condition de survie — et de création. Accompagnées de leur metteur en scène, elles trouvent refuge à Villeurbanne, accueillies par la mairie de Lyon, TNP et le TNG. Là, dans l’entre-deux d’un monde déplacé, un projet s’invente. Geste de transmission, d’insistance : parler, incarner, faire entendre.

Une voix partagée, un pouvoir isolé
Une parole fragmentée, mais tenace, transmise d’une bouche à l’autre comme une mémoire politique.
Le texte d’Antigone, adapté en dari par Mina Rahnamaei et Florence Guinard, ne se déploie pas comme une fiction close. Chaque comédienne incarne un rôle distinct — Ismène, Tirésias, le messager — mais ce n’est jamais la logique du personnage qui prime. Ce que l’on entend, au fil des scènes, c’est une seule voix à la fois multiple et traversante : celle d’Antigone. Comme si toutes l’étaient à la fois. Ce choix n’est pas seulement sensible ou poétique. Il porte une vision du théâtre. En refusant de figer Antigone dans une héroïne solitaire, le spectacle affirme que la tragédie ne se joue plus dans un destin unique, mais dans une parole disséminée, portée collectivement. Une parole fragmentée, mais tenace, transmise d’une bouche à l’autre comme une mémoire politique. Ce ne sont pas des figures que l’on suit dans le fil d’un récit, mais des relais par lesquels une mémoire commune se raconte. Le spectacle ne rejoue pas une tragédie. Il laisse parler celles qui en portent encore la résonance. Un chœur d’Antigones, dispersées, mais rassemblées par la parole.
Créon, en revanche, reste massif, ancré. Interprété par Sohila Sakhizada, il se distingue par une composition plus dense, plus sculptée : une couronne, une verticalité dans le port, une voix modelée par le timbre. Ce n’est pas un rôle naturaliste. C’est une forme compacte, presque rituelle. Une autorité dressée face à la parole partagée. L’un impose, l’autre circule. C’est dans cette dissonance que la tension tragique prend appui. Et dans cette différence aussi que le politique surgit. Le seul personnage pleinement incarné, identifiable, massif, est celui du pouvoir. Créon ne parle pas avec le chœur, il s’érige face à lui. Là où les autres voix racontent, il impose. Cette verticalité, traitée presque comme une icône, rend visible ce que le pouvoir a d’abstrait, d’irréductible, d’isolé.

Langue et espace comme matières vivantes
Le langage devient texture. Il appelle l’attention plutôt que l’analyse. Quelque chose y passe — une émotion, une perte, une mémoire.
La langue dari agit ici comme matière. Même inaccessible pour une part du public, elle porte une densité sonore, une rugosité, un rythme qui déplace l’écoute. Le langage devient texture. Il appelle l’attention plutôt que l’analyse. Quelque chose y passe — une émotion, une perte, une mémoire.
La scénographie prolonge cette qualité d’attention. Une mare d’eau noire, au centre du plateau, reflète et absorbe. Une ligne suspendue, au-dessus, trace un seuil. Ensemble, elles dessinent un espace mental, presque onirique. Les comédiennes y circulent avec lenteur, tissent par leurs gestes des liens invisibles, des absences, des transmissions. Le plateau devient un lieu de passage, un point de contact entre les temps.
Je l’ai vu aux Bouffes du Nord, et la salle elle-même semblait appeler ce dépouillement. Pas de scène surélevée, des murs nus, une lumière qui laisse la matière du lieu affleurer — cette résonance particulière, marquée par la trace de Peter Brook, pour qui le théâtre était un lieu de vide habité. Une voix de plus, peut-être, silencieuse, se glissait dans le tissage de celles des Messagères.
Et la mare change. Sous l’effet de la lumière, elle se transforme. Elle commence limpide, presque accueillante. Puis s’assombrit, devient opaque, jusqu’à rougir. Le rouge est dense, profond. Il condense les morts : le sang d’Étéocle, celui d’Antigone.

Un début joyeux, un basculement progressif
Et pourtant, tout commence dans la joie. Les jeunes filles jouent, rient, dansent dans l’eau. Leurs robes flottent, le silence n’existe pas encore. On croit à l’insouciance. Et elle est vraie — pour un instant. Puis tout s’inverse. La pièce n’épouse pas une logique dramatique classique. Elle suit une pente. Une lente descente vers ce qui se défait. Ce n’est pas tant la mort qui s’impose que la perte : celle d’un monde, d’une enfance, d’un espace de liberté. Le texte ralentit. Les gestes se contractent. Les silences durent.
Ce qui reste, ce qui revient
Et vient, à la fin, une voix singulière. Celle d’Atifa Azizpor, qui incarne Ismène et dit un poème de sa propre écriture. Un texte limpide, sans détour.
« Les Ismène sont toujours vivantes avec toutes leurs souffrances. / Elles espèrent chanter le chant de la liberté. »
À cet instant, toutes les voix convergent. Celles du mythe, de l’exil, de la scène. Le poème ne clôt pas : il ouvre un autre espace, fragile, où le théâtre devient écoute du présent. Mais il agit aussi autrement. À ce moment-là, le spectacle bascule dans une autre mémoire : une mémoire non plus seulement mythique, mais presque documentaire. Ce poème ne prolonge pas la tragédie, il en archive la matière. Il la rend transmissible sous une autre forme — celle d’une voix intime, d’un témoin. C’est une autre manière de résister : par la persistance de ce qui a été dit. Le spectacle ne se contente pas de dire le présent. Il façonne une mémoire. Quelque chose qu’on pourra porter, garder, transmettre. Non pas une trace figée, mais une résonance active, une force douce. Quelque chose qui donne forme à l’espoir.

Cela fait résonner en moi une phrase de Miguel de Unamuno :
« L’espoir est à la mesure du souvenir. »
Nous n’attendons pas l’avenir dans le vide. Nous l’espérons à partir de ce qui a laissé trace. Toute mémoire ainsi déposée, toute parole qui persiste dans l’écoute, devient la condition d’un avenir pensable. Les Messagères s’installe dans ce temps long de la transmission. Il compose, avec des éclats de voix, de corps, de langue, une tragédie renouvelée — une tragédie du présent, offerte à la mémoire commune.
Les Messagères
D’après Antigone de Sophocle
Mise en scène – Jean Bellorini
Collaboration artistique – Hélène Patarot, Mina Rahnamaei et Naim Karimi
Création lumière – Jean Bellorini
Création sonore – Sébastien Trouvé
Adaptation – Mina Rahnamaei
Traduction des surtitres – Mina Rahnamaei et Florence Guinard
Construction des décors et confection des costumes – Les ateliers du TNP
Avec – l’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Marzia Jafari, Tahera Jafari, Sohila Sakhizada
Textes additionnels
Le texte qui ouvre le spectacle est issu de l’album de Martine Delerm, Antigone peut-être, paru aux éditions Cipango.
Le texte final est écrit par Atifa Azizpor, comédienne de l’Afghan Girls Theater Group.
Créé en septembre 2024 au Théâtre National Populaire, Villeurbanne
Présenté au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, du 4 au 13 avril 2025
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