Bérénice © Jean-Michel Blasco

Bérénice : Isabelle ad. lib.

Dans un mois, dans un an, combien de temps encore ?

« Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. » Voilà le propos de la pièce de Racine, comme l’auteur le résume lui-même dans la préface de son œuvre : ça sera une tragédie classique – un lieu, un jour, une action – hors du commun – il n’y aura ni sang, ni mort. L’auteur raconte tout dès le début, ça casse un peu le suspens, mais là n’est pas le sel de l’intrigue. Ce qui fait vibrer n’est pas la finalité où tous les personnages – surhommes au génie militaire et demi-déesses aux cheveux longs victimes de leur destin – soit se feront occire soit se tueront eux-mêmes. Ici, ce qui fait le cœur de l’histoire, c’est le cœur des hommes (tout petit et mesquin, coucou Titus incapable de parler et donc incapable d’agir sur sa destinée) et le cœur des femmes (si grand, si passionné, si majestueux, ma Bérénice sûre qui prend la parole et donc les commandes). Ici, ce qui nous transporte c’est l’élan des émotions, l’héroïsme guerrier laisse place à la grandeur amoureuse, et Bérénice sera héroïne, quand Titus ne sera qu’un homme.

Bérénice © Jean-Michel Blasco
© Jean-Michel Blasco

Castellucci l’a très bien comprise cette inégalité dans la parole entre les deux protagonistes ; alors, il la traduit en un parti pris de mise en scène vertigineux : sur scène, seule Bérénice aura la parole, les autres personnages seront muets, flous, quelque part derrière le rideau, dans la fumée, dans l’obscurité, fondus les uns dans les autres. Les personnages masculins de cette mise en scène proposent l’image d’une virilité recomposée : silencieuses et muettes, ces figures d’une maigreur christique aux inquiétants pleins pouvoirs se meuvent sur scène pour former des tableaux, des bromances sans parole et sans explication. Mais ça, c’est le reste. L’âme du spectacle, son nœud central se tisse autour de Bérénice, c’est Bérénice, cette femme si belle, si forte, si charismatique, cette reine de Galilée qui attire tout le sens à elle, la seule ici qui ait le pouvoir du verbe, celle qui utilise sa langue pour avoir la main sur son destin. Bérénice est une femme qui attend, dans cet espace-temps entre-deux, terrifiant et insondable de l’attente : elle attend que l’homme qu’elle aime la préfère à son empire, et l’épouse.

Cette attente, ça n’est pas la première fois qu’elle la vit. Isabelle Huppert, qui interprète le rôle de Bérénice, nous le fait bien ressentir : cela fait longtemps que la reine est là, faisant les cent pas, récitant son texte, boulant les vers, hachant les mots, jouant avec la langue. Son monologue ininterrompu elle le connaît par cœur, elle l’a joué cent fois, mille fois, car cent fois, mille fois son espoir s’est renouvelé, cent fois, mille fois elle a fantasmé la réponse positive de Titus. Mais, encore une fois, ce soir, Titus ne viendra pas, Titus ne lui dira pas les mots qu’elle veut entendre. Ce soir encore, le théâtre de l’amour de Bérénice se soldera par un échec. Et, quelque part en elle, elle le sait très bien – et le public avec elle, qui connaît la pièce sur le bout des doigts. Alors, elle s’enlise dans l’attente, et les spectateur·ices aussi. Désormais s’installe un temps dilaté, un au-delà du temps qui ne s’écoule pas, qui ne s’écoule plus. C’est là, comme un éclair, que le geste de mise en scène de Castellucci m’apparaît comme un geste féministe : combien de temps encore cette femme attendra cet homme ? Combien de temps encore à espérer un amour en retour qui ne sera jamais à la hauteur de l’amour donné ? Combien de temps encore à être seule dans l’antichambre du désir, à avoir froid, à se réchauffer à des sources malingres, à s’occuper du linge, à changer l’eau des fleurs ? « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous ? » Bérénice pose la question elle-même, et elle-même donne la réponse : Bérénice s’en va. Elle a compris que la solution est en elle, car qu’y a-t-il à attendre de ces conciliabules d’hommes qui se réunissent entre eux pour décider du sort d’une femme ? Qu’y a-t-il à espérer d’un homme qui ne reconnaît pas la puissance vitale de l’amour, et lui préfère la force stérile de l’exercice du pouvoir ? Rien, si ce n’est de la déception, au mieux, de la violence, au pire. Alors Bérénice maîtresse, reine, femme, quitte Titus, quitte les hommes, ce monde d’hommes qui n’est rien pour les femmes, Bérénice quitte la scène. Et c’est un souffle de vie renversant.

Bérénice © Alex Majoli
© Alex Majoli

Porter aux nues ou mettre à nu : que faire de nos idoles

Bérénice, Racine, Castellucci, Huppert, c’est un quadriptyque gagnant, c’est la quine (presque) du loto, le jackpot de la super cagnotte. Une reine de légende, un auteur qui fait oublier tous les autres (qui se souvient du Tite et Bérénice de Corneille ?), un metteur en scène star, un monstre sacré. Certes, ce Bérénice est un succès star-system assuré mais pas que. Ce qui est proposé, aussi, c’est un spectacle total qui déborde les frontières de la géographie – la tragédie grecque d’une juive de Palestine et d’un empereur romain, la mise en scène d’une star française par un dramaturge italien – et redessine celles du théâtre : oui, il y a une machine à laver, de la pantomime, du vent dans les rideaux, des fleurs géantes qui se fanent (et que n’auraient pas reniées Christian Hecq et Valérie Lesort), des regards-public qui sont encore plus forts que des regards-caméra, de la mode, du sport, du conte, des tableaux, des néons, du mystère. La mise en scène, en espace, en mots, relève tout à la fois de l’installation d’une fondation d’art contemporain que d’un spectacle de cirque. Une nappe musicale, de la fumée, des pendrillons vaporeux, un jeu de lumières superbe et surtout – mais on ne le voit pas vraiment, on ne fait que le deviner – le quatrième mur, l’inénarrable quatrième mur, est bel et bien là, un très léger voile est abaissé et rend l’atmosphère scénique floue, et surtout il ferme : l’actrice est en cage. Il y a un animal sauvage sur scène. Qui se démène, se débat, éructe, invective, hésite. Qui veut sortir. Une actrice au Panthéon sur laquelle tous les yeux sont braqués.

Alors, comme cela semble être le cas pour Castellucci et une bonne partie du public venu l’applaudir ce soir, faut-il vénérer Isabelle Huppert pour aimer ce spectacle ? Ou même, tout simplement, pour aller le voir ? Je crois que non, car même sans idolâtrer l’actrice, la fascination est à l’œuvre : on ne peut s’empêcher de la contempler, de la fixer, de la scruter, de la détailler sous toutes les coutures de sa divine robe signée Iris Van Herpen, de vouloir voir à l’intérieur d’elle, et la concentration du regard sur le visage de la comédienne devenue légende est telle que lorsque le fin voile qui floutait ses traits jusqu’ici disparaît, dans une apparition physique aussi bouleversante que la première réplique parlante de Greta Garbo, la reine du muet, dans Anna Christie, le choc est total : Isabelle Huppert est, de chair et d’os. Isabelle Huppert vit. Et Bérénice. Et toutes les autres actrices et toutes les héroïnes au firmament. La Bérénice de Castellucci réussit ce tour de force de rendre vivantes sa protagoniste, son actrice et toutes les femmes de leur constellation.

Tout n’est pas lumineux dans la galaxie Castellucci et certaines de ces propositions sont même carrément obscures – on pense à cette sonorisation de crissements de baskets sur le sol d’un gymnase, à ce gong-panthère, à ces hommes tout nus en file indienne derrière une corde de velours rouge. Pour autant, se laisser porter par la vague du metteur en scène c’est accepter de se mettre en danger, de prendre le risque. C’est aussi accepter que le théâtre c’est ici et maintenant, que le théâtre c’est désacraliser les monstres, Racine et Isabelle même combat, les dévoiler, en découvrir la chair et les os, les écorcher vifs. Oui, aussi Huppert, Isabelle et bête tout à la fois, sur son îlot de lumière, prise dans les projecteurs comme dans les phares d’une voiture, le rideau levé sur son visage, nous hurle de ne pas la regarder. Public voyeur, public remis à sa place, public déplacé, public qui a quitté sa place : Castellucci met au défi et rend libre les spectateur·ices que nous sommes. Pour preuves, les personnes qui se sont séparées du spectacle en quittant la salle, et celle qui s’y sont unies dans un joyeux bordel, mi-debout mi-assises, circonspectes et doutant de ce qui venait de se passer. Était-ce une première, une reprise, une centième ? Était-ce la fin que ce moment de silence ? Fallait-il applaudir Racine massacré ? Était-ce du théâtre ? Autant de questions que soulève le spectacle et auxquelles il ne répond pas mais peu importe : on se souviendra longtemps de cette Bérénice qui, alors même qu’elle semblait figée dans sa gloire passée, propose quelque chose de neuf, de jouissif, d’irrévérencieux.

Bérénice © Alex Majoli
© Alex Majoli

On m’avait prévenue : voir une mise en scène de Romeo Castellucci c’est important, et ça laisse des traces. Je n’ai pas été déçue ; interloquée, surprise, mais pas déçue car c’est un plaisir de voir un metteur en scène à l’œuvre, qui n’a peur de rien et se permet beaucoup, et aussi un plaisir de ne pas tout comprendre ni tout approuver, mais de tout goûter. Cette Bérénice inattendue aura renouvelé l’amour que j’avais pour la Bérénice que je connaissais, et c’est là tout le pouvoir du théâtre qui ne craint pas de défier ses maîtres.

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