Makbeth : Shakespeare à la sauce Munstrum

Sur une lande sombre et âpre, qu’envahit le brouillard, des hommes indistincts crient entre le fracas des détonations. Les explosions et les charges s’enchaînent, on se trucide autant à la grenade qu’à l’épée, on marche sur les cadavres. Plantée à l’envers, la tête dans une motte, une silhouette sans vie fait un sinistre épouvantail. C’est sur cette vision apocalyptique que s’ouvre Makbeth, très attendue nouvelle création du Munstrum Théâtre, la compagnie fondée par Louis Arene et Lionel Lingelser. Une époustouflante scène de guerre, aux effets visuels et sonores impressionnants, qui rappellent la maîtrise de la compagnie pour créer des tableaux sans pareils sur les scènes contemporaines. Face à ce chaos sans parole, on pense aux tranchées de la Première Guerre mondiale et à leurs millions de morts dans la boue, tués d’un coup de baïonnette ou d’un éclat d’obus. Mais aussi aux batailles fantasmées du Moyen-Âge à la brutalité rauque, coups d’épée qui tranchent des membres sans discernement… Le spectacle fabrique en effet un mélange des époques qui mêle le médiéval au contemporain – perceptible dans les costumes qui associent cuirasses, cottes de maille et treillis, et les casques qui font un défilé de tous les styles militaires. Nous sommes dans une guerre totale : une ouverture qui extrait ce Makbeth de son décor purement écossais, et l’ancre dans un cadre qui se veut intemporel.

Après avoir triomphé avec 40° sous zéro, d’après Copi, et leur création originale dystopique Zypher Z, en développant une esthétique unique à base de prothèses et de masques, le Munstrum Théâtre s’attaque donc à ce monument du théâtre qu’est la pièce écossaise – pièce maudite – de William Shakespeare. Publiée en 1623, celle-ci met en scène la montée au pouvoir et la chute de Macbeth, général écossais. Suite à une prophétie délivrée par trois sorcières, et poussé par son ambition dévorante et son épouse sans scrupules, celui-ci assassine le roi Duncan pour prendre sa place, puis, pris d’hallucinations et de paranoïa, transforme son règne en bain de sang, faisant égorger tous ceux qu’il perçoit comme une menace, femmes et enfants compris, jusqu’à ce qu’une armée anglaise menée par le prince légitime ne vienne déloger le tyran et restaurer l’ordre. Que le Munstrum épouse ce texte apparaît alors comme une évidence, tant celui-ci est habité de folie, de noirceur et de visions horrifiques, et tant Macbeth peut être vu comme une figure monstrueuse, autant de thèmes qui hantent le travail de la compagnie alsacienne. La proposition est alléchante. Et le titre l’annonce, ce Makbeth où un k vient subrepticement se glisser à la place du c : ce que nous allons voir est comme une légère variation du Macbeth shakespearien, une version plus moderne, punk, queer et sale, à la sauce Munstrum.

Makbeth, du Munstrum Théâtre
© Jean-Louis Fernandez

Spectacle gore et histoire de cadavres

À l’image d’un roi Duncan ventripotent, en caleçon, brandissant une tringle à rideau en guise de sceptre, plus rien ne demeure de la noblesse des personnages. Par l’entremise du masque, de l’écriture et du jeu, tous sont transformés en figures grotesques, voire clownesques – Malcolm, le fils du roi, est devenu un benêt ; Macduff et lui campent un couple d’amants ridicules ; le gentilhomme Ross baise sa cousine… Au centre de cette cour déréglée, le couple Makbeth apparaît presque moins vicieux, bien que la proposition du Munstrum en exacerbe ingénieusement la bestialité, en faisant de leurs marques d’affection et de satisfaction des claquements de mâchoires et grognements lupins.

Sur le plan esthétique, la promesse d’assister à un spectacle gore est tenue. Tout éructe et gicle, l’humour est graveleux, les meurtres sont sales et poisseux, les têtes coupées foisonnent. Dans cette façon de tout ramener au bas corporel, aux fluides et aux pulsions viscérales, il y a quelque chose de presque rabelaisien, mais un Rabelais en négatif, plus cadavérique que bon-vivant. La couleur semble avoir déserté ce monde, où tout se décline en teintes de noir, gris et marron, si ce n’est le rouge du sang. Les costumes sont punks à souhait, dans une esthétique bricolage à la Caro-Jeunet : robe à base de tente Quechua, cape en sac de couchage…

La patte du Munstrum est bien là, et culmine dans la représentation des visions cauchemardesques de Macbeth. Si la première apparition des sorcières, ici sous la forme d’un être surnaturel qui semble tout droit sorti d’un film d’horreur-SF, demeure timide, voire décevante, leur seconde apparition, à l’acte IV, donne l’occasion au Munstrum de plonger à fond dans un ballet horrifique. Les huit fantômes qui apparaissent à Makbeth sous les traits de son ami Banquo (qu’il a fait assassiner) sont autant de chimères qui torturent l’usurpateur, qu’elles dénudent et noient dans le sang – une pâte écarlate dont la viscosité n’est pas sans rappeler les images finales de Zypher Z.

Makbeth, du Munstrum Theatre
© Jean-Louis Fernandez

Autant qu’une histoire de fantômes, Makbeth version Munstrum est un défilé de cadavres. À la scène des obsèques du roi, où chacun·e veut pleurer plus fort que l’autre sur une dépouille qui finit par susciter le dégoût en pétant et se soulageant post-mortem, répond cette image de son successeur, suspendu par les pieds, nu, rouge et visqueux tel une carcasse de bœuf à l’abattoir. Certes, la pièce est une vraie boucherie, et nous répète à tour de bras qu’il n’y a dans la mort absolument aucune dignité, mais finit par traiter celle-ci avec une déroutante légèreté.

Makbeth, une comédie ?

Car on l’aura compris, Makbeth propose une traduction réécrite par Lucas Samain. Celle-ci reste pour l’essentiel fidèle à la trame de la tragédie, et fait entendre les répliques les plus marquantes du texte shakespearien dans une langue modernisée et imagée, aux tournures parfois réinventées sans perdre pour autant en percussion (à titre d’exemple, la tirade de l’acte I, scène 5 où Lady Macbeth exhorte les « esprits homicides » à épaissir son sang pour « fermer tout accès au remord », devient dans la bouche de Lady Makbeth le très évocateur « Noyez la flamme de ma compassion dans la vase ! »). Cherchant sans doute à recréer une connivence avec le public que le texte ancien aurait éloigné, et à convoquer un imaginaire plus moderne, la réécriture se pare de références plus ou moins explicites, incorporant ainsi à gré Star Wars, Blade Runner ou Arthur Rimbaud au verbe shakespearien (pour celles que l’on aura reconnues…).

Mais cette version prend ses libertés, non seulement stylistiques, mais dramaturgiques avec la pièce d’origine, avec des ajouts, des coupes, et des modifications du destin de certains personnages. Lucas Samain et le Munstrum insèrent également un nouveau personnage, un fou absent de l’œuvre originale. Figure ambigüe, qui emprunte d’abord fortement au fou du Roi Lear tournant en dérision le vieux roi respectable, il devient l’homme de main de Makbeth, accompagnant les meurtriers dans leur mission sanglante, et décidant à pile ou face si un tel vivra ou mourra (à la manière d’un Javier Bardem dans No country for old men). C’est ce personnage-même qui vient d’ailleurs, dans un moment très méta-théâtral, débattre avec un spectateur fictif, universitaire spécialiste du Barde, pour défendre la pertinence de ne pas respecter l’œuvre d’origine. Un intermède amusant, mais révélateur d’un certain choix dramaturgique qui parcourt toute la pièce.

Malgré l’époustouflant travail visuel indéniable du Munstrum, on s’interroge ainsi sur la tonalité dominante de la pièce. La réécriture et la mise en scène tirent en effet la tragédie noire vers un registre beaucoup plus comique. Qu’il s’agisse du fou, du grotesque des personnages ou des nombreuses blagues qui parsèment le texte, de nombreux éléments suscitent le rire du public, éloignant ainsi malheureusement l’œuvre de sa noirceur originale. La scène des obsèques du roi (un ajout) verse dans l’humour scatologique, quand l’assassinat de Banquo prend des airs de slapstick sanglant. Il semble presque que les créateurs, préoccupés par sa représentation visuelle et matérielle, aient eu peur de la gravité inhérente à la tragédie, cherchant régulièrement à la désamorcer, par exemple par des chansons étonnamment douces ou joyeuses… Une tonalité comique dominante qui anesthésie malheureusement le contenu politique de la pièce, son potentiel d’exploration du mal et de la violence. Ainsi, de ce despote parano qui finit seul sur son trône, couvert de sang, par assassiner ses propres soldats, il semble qu’on n’aura fait qu’effleurer la surface de la psyché, et observé les méfaits de loin, comme un spectacle parmi d’autres, jouissif dans son gore, sans plonger vraiment dans les racines de sa folie. À l’heure où certains tyrans du monde ressemblent de plus en plus à des bouffons tout-puissants, ravagés de pouvoir et d’égo, dans leur univers parallèle, ce Makbeth aurait sans doute mérité mieux.

Makbeth, du Munstrum Théâtre
©Jean-Louis Fernandez

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