Helena de Laurens

Helena de Laurens : la danseuse vous parle

Clara Colson : Si je visualise deux branches au-dessus de ta tête, qui mènent chacune à une case, dans la première je mettrais un homme qui brouille tout, qui mélange tout, qui touche à tout, qui a un esprit facétieux. Je mettrais Polichinelle. Dans la case adjacente, je mettrais une femme que tu connais bien mieux que moi puisque tu lui as consacré un travail de recherche. Évidemment, sans grande surprise, je mettrais Valeska Gert : parce que la femme-mime, parce que le souffle et la voix, parce que, comme toi, c’est une danseuse qui parle. Maintenant, je te propose de te prêter, toi aussi, à l’exercice de la généalogie imaginaire. Si tu devais te présenter en quelques mots, comment le ferais-tu, lesquels choisirais-tu ?

Helena de Laurens : Polichinelle et Valeska Gert… Je me reconnais bien là ! Comment je me présenterais…? Parmi les ascendants que je pourrais convoquer, c’est vrai que Valeska Gert fait partie des figures qui m’ont accompagnées, même si je ne la connais pas depuis le début de ma vie artistique. Avec elle, ce qui est sûr, c’est qu’il y a ce fil du grotesque, de la danse grotesque, et ce fil du visage, de la danse de la grimace. Et une danse qui joue ! Il y a une tension chez elle, un jeu entre le corps et la voix, l’expressivité et l’abstraction, l’extérieur et l’intérieur. Il y a un goût pour le mouvant, pour ce qui se forme et se déforme, pour ce qui se tord.

Quand tu évoques Polichinelle, arrive l’imaginaire de la commedia dell’arte, quelque chose qui est de l’ordre d’un corps avec des protubérances. C’est un peu le corps grotesque par excellence. Il y a des choses qui sortent et des choses qui entrent à l’intérieur. C’est un corps avec des passages. Quand j’ai travaillé sur le grotesque, j’ai pas mal lu Rabelais. Il parle beaucoup de ce corps ouvert, qui n’est pas fini, qui absorbe et recrache le monde par tous les orifices : la bouche, le nez, le sexe, l’anus, les yeux. C’est un corps avec des trous, qui est en interaction avec le dehors. Ses entrailles vont sortir. Il peut aussi avaler beaucoup de choses. Ça, c’est quelque chose qui me parle bien. 

Je pense aussi à Bette Davis, une actrice de cinéma qui a un jeu très outrancier, très expressif. Elle avait un visage assez dessiné : de gros yeux ronds, une bouche charnue. Elle incarnait souvent des personnages saillants, excessifs. C’est vraiment une actrice que j’aime énormément. C’est marrant parce que c’est une figure qui est aussi venue nourrir l’imaginaire du Grand Sommeil avec son rôle dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane? Ce film, c’est l’histoire de deux sœurs enfermées dans une maison. L’une des deux – c’est elle, Bette Davis, qui a 60 ans au moment où elle incarne le rôle – a été une enfant star. Elle est restée un peu bloquée dans cette période : adulte, elle s’habille et se maquille toujours de la même manière. On dirait une poupée à taille humaine. Le soir, elle chante toujours la même chanson, et danse aussi. C’est assez monstrueux.

Bette Davis est une actrice qui n’avait pas peur de s’enlaidir, de se transformer, de montrer toute l’artificialité de ce métier. Elle en faisait une vraie force de jeu. Le fait qu’il y ait des perruques, du maquillage qu’on peut additionner ou enlever, c’était un support pour elle. Elle avait vraiment un goût pour la métamorphose. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup inspiré, et sa nervosité, oui, une énergie très particulière, très intense. Bette Davis, Valeska Gert, Rabelais, Polichinelle aussi… C’est déjà pas mal !

C.C : Ce que tu dis m’évoque plusieurs choses. D’abord, tu parles d’une actrice, d’une figure du cinéma. J’ai lu dans une de tes interviews que les comédies musicales avaient été la porte d’entrée vers ton envie de jouer. Est-ce que tu penses à un film en particulier ? Un film, par exemple, dans lequel tu rêverais de vivre… ?

H.dL : Il y en a beaucoup. Mon premier souvenir de cinéma, c’est La Belle et la Bête de Cocteau. Ce n’est pas une comédie musicale mais il est important pour moi. C’est un film où les effets spéciaux sont très visibles mais où la magie opère malgré tout. J’aime quand on voit que c’est fabriqué et qu’en même temps, on a la sensation que ça existe vraiment. Je trouve ça vraiment trop beau, quand ces deux choses sont réunies. Je me souviens que ça m’avait fait peur aussi, cette transformation de Jean Marais qui est tantôt le prince sublime, tantôt la bête.

Une scène me revient d’un coup, dans laquelle il se fait planter une flèche dans le dos. Il est en train d’escalader une petite tourelle et, tout d’un coup, il y a une masse qui arrive sur lui. On voit que c’est une image qui arrive par-dessus une image, mais… Et puis, il y a tout un tas d’autres éléments de l’ordre de la transformation dans ce film : quand elle regarde une autre scène dans le miroir, comme si elle regardait elle-même un film ; quand elle met un gant et qu’elle disparaît de l’écran, transportée dans un autre endroit ; quand les larmes deviennent des diamants… C’est vraiment le pouvoir du cinéma. La larme devient un diamant, bam ! C’est vrai, ce n’est pas vrai… ce n’est pas la question : c’est comme ça. 

C.C : Le rôle de Bette Davis dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane? me fait évidemment penser à ton travail avec Marion Siéfert. La question de l’enfance, de l’adolescence, est centrale dans les deux spectacles issus de votre collaboration, _jeanne_dark_ et Le Grand Sommeil. Qu’est-ce que ça fait au corps d’interpréter des personnages comme ceux-là ? Est-ce que tu abordes ces rôles de façon particulière ? 

H.dL : Je dirais que non. Ces spectacles restent de l’ordre de la fiction : je ne vais donc pas, par exemple, me replonger dans les souvenirs que j’avais de mon corps à ce moment-là de ma vie. Je ne travaille pas par imitation du réel, mais je me nourris beaucoup de l’observation. Je suis passionnée par les attitudes des gens et je regarde beaucoup les autres corps : du bébé à la très vieille personne, je pense qu’il y a toujours des choses intéressantes à regarder. Un mouvement, une attitude ou un geste vont attirer mon regard, me raconter des histoires.

Après, je dis que ce n’est pas l’imitation qui m’intéresse, mais je suis quelqu’un qui aime bien imiter, donc je vais me contredire… C’est plutôt sain ! (rire) Quand je vois quelque chose qui m’amuse, qui m’effraie ou que je trouve bizarre, j’aime le reproduire. Ça ne veut pas dire refaire à l’identique, mais comprendre, dans ce que j’ai vu, ce qui m’a interpellée, amusée, plu, repoussée ou perturbée. Ce qui était en jeu. Est-ce que c’était l’intention de la personne, la sensation qu’elle avait, ce qu’elle était en train de faire, en train de dire, en train de penser… ? Le corps est très bavard.

En ce moment, il se trouve que j’observe beaucoup une très petite personne. (rire) Plus les enfants grandissent, plus leurs gestes sont efficaces, utiles. Quand vous observez un bébé, c’est délirant de voir le nombre de mouvements qu’il fait et qui n’ont pas l’air d’avoir de but. Le mouvement pour le mouvement, ça, c’est un truc qui m’inspire énormément en tant que danseuse et chorégraphe. Quand le geste dit autre chose que ce à quoi il sert, c’est là qu’il y a de la poésie, de la fiction, de l’imagination… de la danse. 

C.C : Comment s’est passé le travail de création avec Marion Siéfert ? Comment avez-vous collaboré ?

H.dL : Pour ce qui est du Grand Sommeil, on a construit la chorégraphie ensemble. En tant que danseuse, j’improvisais, je proposais des choses au plateau. On a donc travaillé à partir de mon vocabulaire chorégraphique, de ma matière physique, puis on a choisi ensemble ce qu’on voulait garder et on l’a écrit. Marion et moi avons créé le spectacle en nous inspirant de figures, qui sont comme des supports : des corps, des images, des gestes à partir desquels on écrit. J’avais notamment travaillé un petit solo inspiré de la gestuelle du cabaret, sur une musique de Sweet Charity, une comédie musicale réalisée par Bob Fosse. Marion était aussi inspirée par la figure du vampire, notamment de Musidora, une comédienne qui a joué dans Les Vampires de Louis Feuillade, un feuilleton muet : elle incarne une femme, habillée tout en noir, membre d’un groupe de voleurs opérant à Paris. 

Pour _jeanne_dark_ c’est différent. Au niveau chorégraphique, c’est moins ma matière personnelle, parce qu’il fallait travailler un véritable personnage de fiction : Jeanne, l’ado. Ce sont donc plus les mouvements du personnage. Elle ferait ci, elle ferait ça… Le téléphone oblige aussi à se poser des questions particulières : comment je me filme, comment je bouge en me filmant, comment je joue en me filmant ? On a nourri le travail de création par des improvisations, mais Marion avait déjà un texte. Le spectacle s’est donc construit différemment, par une succession d’aller-retours entre les répétitions au plateau et l’écriture. 

C.C : Je pense au début du Grand Sommeil, qui se fait en musique, sur le morceau Bitch better have my money de Rihanna. La musique t’aide-t-elle à entrer en jeu ?

H.dL : Marion voulait ouvrir Le Grand Sommeil avec un niveau d’énergie très haut pour créer du relief, parce qu’ensuite on va vers quelque chose de plus mystérieux, de plus lent. Ça crée aussi une ambiance joueuse. Je suis avec ce sac, je tourne, je tourne, je tourne : qu’est-ce qui se passe ?

C’est marrant parce que, dans le Copi (ndlr : Helena de Laurens interprète Irina dans la mise en scène de Thibault Croisy du texte de Copi, L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer), je commence aussi en musique, avec une scène que j’aime beaucoup et qui est un peu comme un prélude à la pièce. On est dans le rêve. Il y a cette fille, en rouge, assise sur une chaise, une cigarette à la main. On ne sait pas encore qui elle est. Elle est toute seule, en train de penser. On ne sait pas à quoi. On ne sait pas non plus ce qu’elle fait : elle joue un peu pour elle-même. C’est un moment très précieux pour moi, en tant que comédienne et danseuse.

C.C : Il y a une chose que je trouve très frappante dans les divers articles de presse à ton sujet, c’est qu’on te présente presque exclusivement par ton corps. C’est un véritable objet de fascination, ou en tout cas de fixation.

H.dL : C’est vrai. À la sortie des spectacle, il m’arrive régulièrement qu’on me dise : “Ah, vos mains ont l’air plus grandes sur scène !” ou “Comment vous faites ? Vous êtes si élastique !”. 

C.C : On a évoqué Valeska Gert, la “danseuse qui parle”. Tu as également commencé ton parcours par des études littéraires, tu organises souvent des lectures… Je veux donc prendre le contre-pied, et te demander : Quelle place, quelle importance le texte a-t-il pour toi ?

H.dL : Si un texte existe, je peux être cette personne de fiction, répéter ce dialogue de film ou cette scène de théâtre : je peux jouer ! Si je n’ai pas de texte… je peux danser. Avec le texte, je peux avoir une voix, ou d’autres voix.

Dans Le Grand Sommeil, ce que j’ai toujours aimé, c’est que le texte est un patchwork composé des choses que Jeanne disait – de sa façon de parler retranscrite par Marion -, des choses que Jeanne disait de moi, et de ce que, moi, je disais. Différentes voix existent et se mélangent. Il y a le côté un peu fantaisiste, absurde, un peu gratuit et abrupte de Jeanne, il y a quelque chose de très oral, qui vient plus de moi, et puis il y a le texte de Marion, les passages où elle ressaisit tout ce qui était en jeu dans cette rencontre avec Jeanne et que le personnage raconte.

Il y a encore d’autres voix, d’autres personnages : le message au téléphone du père, la voix du médecin… Ce qui est jouissif pour moi, en tant qu’interprète, c’est que le texte est composé de plusieurs styles. C’est un collage de différentes voix, qui me permet différents jeux. Dans _jeanne_dark_ le style est plus uniforme car c’est un type de personnage plus classique, pas un être hybride comme dans Le Grand Sommeil.

C.C : Mais qui interprète, elle aussi, des voix différentes.

H.dL : Oui. C’est quelque chose qui m’amuse beaucoup, dans _jeanne_dark_, ce jeu qu’a le personnage d’imiter les gens autour d’elle, de les parodier, de les caricaturer et, en même temps, d’essayer d’expliquer ce qui se passe. C’est un peu ça, pour moi, un comédien : être à la fois un réceptacle et un émetteur. On reçoit des paroles, des personnages, des textes, et on les transmet, à travers son corps, sa voix, son jeu… tout ! 

C.C : J’ai l’impression qu’il y a pour toi une forme ultime.

H.dL : (rire) Qu’est-ce que ça va être…

C.C : Le cabaret ! C’est un mot, en tout cas, qui revient beaucoup : tu as joué dans la pièce Cabaret brouillon de Loïc Touzé, tu co-organises le Cabaret des contrebandières… Le cabaret, c’est le mélange des formes, la possibilité du travestissement, le grotesque, mais aussi un rapport très proche au public et du jeu, beaucoup. Est-ce qu’il s’agit de ton idéal ?

H.dL : Ce que j’aimais, petite, quand je regardais des comédies musicales, c’était ces scènes de cabaret souvent très fantasmées par Hollywood, les numéros de danse à côté du bar ou du piano. Il y a aussi ce passage, dans Les Demoiselles de Rochefort, où elles dansent avec leurs robes rouges à paillettes sur la place du village… Je n’en étais pas consciente à l’époque, mais, maintenant, je vois bien ce qui était à l’œuvre. Cette fascination est le point de départ de ma vie artistique. Avec le cabaret, tout est possible en même temps, danser, jouer, être devant des gens, chanter… C’est un idéal. Le cabaret a donc toujours été un moteur, un fantasme agissant.

Un numéro, c’est le plus petit spectacle qui existe, mais c’est aussi celui qui a le plus d’impact. Quand ça marche, on se dit que c’est fabuleux parce qu’en trois minutes, il y a tout : une danse incroyable sur une musique géniale, avec une actrice fantastique. On n’a pas besoin de plus. D’ailleurs, enfant, je regardais certains films juste pour trois scènes : le reste, c’était un peu du remplissage. Pour autant, c’est évidemment un fantasme de spectacle à la fois parfait et impossible, puisqu’au cinéma, ce que je vois est filmé puis monté. 

La question de la séduction est également très à l’œuvre dans le cabaret. J’ai toujours aimé ce rapport au public : on s’adresse à lui, il s’adresse à nous. On partage une même pièce. Quand j’ai commencé mes recherches sur Valeska Gert, j’ai découvert une vision du cabaret à l’inverse de celle des films hollywoodiens : quelque chose de très cru, de très radical, entier et âpre. Pas de décor, un vieux spot dans un coin… C’est vraiment l’intention, la présence et la relation avec le public qui va faire la chose. Si elle décidait que sa chambre, à un moment, était un cabaret, elle invitait des gens et puis c’était un cabaret. Ce n’était pas organisé, jamais institutionnel, encore moins un business. Ce sont plutôt des sortes de jets, des pulsions. J’ai toujours été très séduite par la façon dont elle en parlait et le faisait.

Quand j’ai commencé à performer, mes premières formes artistiques se rapprochaient parfois du cabaret. C’était des performances qu’on organisait avec un collectif d’amies, les Travlators. Ça pouvait vraiment être tout et n’importe quoi : des soirées en boîte de nuit, des lectures dans des petits bars… À ce moment de ma vie, j’avais besoin de tester des choses, or, le cabaret me permet justement cela. En tout cas, moi, c’est comme ça que je “l’utilise”.

Depuis deux ans, j’y retourne à nouveau plus régulièrement. J’ai notamment un numéro avec un monologue de Phèdre, et un autre de Médée. Je ne sais pas si j’ai envie, un jour, de jouer Phèdre en entier : ce n’est pas forcément quelque chose qui m’intéresse. Par contre, sous cette forme et dans ce contexte, tout ce qui m’amuse et m’intéresse dans ce personnage, dans ce texte, je peux en faire quelque chose de personnel, créer des formes différentes, trouver d’autres zones de jeu. Le cabaret est un endroit où je peux chercher et ça, c’est important.

C.C : Le cabaret est donc presque un laboratoire. 

H.dL : Oui. Et en même temps, c’est un exercice exigeant. Ces numéros, ce sont souvent des one shot, mais on joue quand même devant un public. Il faut donc que quelque chose se passe. Quand je suis sur scène, je ne suis pas en train d’essayer : je joue. Je trouve ça excitant et en même temps… ouais, c’est très éphémère. Je crois que j’avais besoin de revenir à ces formes, des petites formes, après avoir beaucoup tourné toutes ces pièces successives. Ré-expérimenter, repasser par des fantasmes, le premier moteur : pourquoi j’ai envie de jouer, qui j’ai envie de jouer, qui j’ai envie d’être ? Oui, depuis que j’ai 20 ans, j’ai envie d’interpréter Médée… alors je vais la jouer au cabaret. Pourquoi pas ! 

Photographie d’Helena de Laurens : © Camille Vivier.