détail d'un vase grec à figures rouges

Détail d’un vase grec à figures rouges : délire odysséen

(Dé)construction annoncée

Face à un plateau pratiquement nu, accompagnés d’un diaporama aussi cocasse que rudimentaire, Flavien Bellec et Etienne Blanc apparaissent au public avec la volonté de faire de leur spectacle un non-événement. Lumières de service, on débute l’air de rien, sans autre signe annonciateur que celui de l’évidence : tout le monde est là quoi…
L’adresse au public est directe car la préoccupation première des concepteurs du spectacle est de nous prévenir pour éviter toute déception : le spectacle ne sera pas tout à fait celui annoncé. Débute alors la présentation d’un anti-spectacle : tout ce que la pièce aurait pu être, mais ne sera pas. A l’aide d’images projetées et de mises en situation on nous propose une succession d’options, d’idées rejetées, de tentatives paresseuses… Cet excès de sincérité maladroite surprend autant qu’il amuse, et le public devient le confident d’artistes arasés.

détail d'un vase grec à figures rouges
© Frenhofer

Les protagonistes assument cet anti-jeu, et on assiste bientôt à une leçon de théâtre : la dissection d’un moment de spectacle, où chaque mouvement est analysé. Rien n’est laissé au hasard sur scène, et Flavien Bellec campe avec justesse cette figure du magicien qui accepte de dévoiler les ficelles d’un tour de magie décevant. Cette sublimation du bof confère au spectacle une atmosphère rare, dont le cynisme n’a d’égal que la tendresse. J’assiste ravie à un déploiement d’hésitations autour d’un spectacle qui n’en finit pas de commencer.

Du plaisir de se perdre

détail d'un vase grec à figures rouges
© Frenhofer

La déconstruction du projet, voire sa dissection, est le prétexte parfait pour un enchevêtrement de digressions. Rentrer dans le détail, c’est surtout s’y perdre. Si l’on s’attend à retrouver le sentier de la raison, sans doute un début de frustration se fera sentir… Alors il faut s’abandonner joyeusement à la voix douce et monotone de Flavien Bellec qui prend la peine de nous guider dans son stream of consciousness pour exactement nous perdre. J’imagine être un louveteau qui réalise que le moniteur scout a volontairement déréglé nos boussoles. (J’imagine beaucoup car je n’ai jamais été scout, ni utilisé de boussole). ll me semble que j’aurais la sensation grisante d’un dérapage contrôlé, d’autant plus enthousiasmant qu’inhabituel. C’est l’essence même de la proposition, constituée d’une addition de chemins de traverse, chacun plus lunaire et développé que le précédent, donnant naissance à de nouvelles pièces au cours d’un seul et même spectacle. Ce n’est pas sans nous rappeler le récit des tergiversations d’un marin perdu en mer…

Flavien Bellec, Étienne Blanc, Clémence Boissé et Solal Fortes sont les quatre interprètes de cette performance à tiroirs, et la qualité de leur proposition ne peut être que saluée. Leur persévérance dans le délire qu’ils incarnent parvient à rendre l’absurde familier. Malgré toute la machine théâtrale à vue, j’accepte alors avec plaisir de suspendre mon incrédulité pour écouter Bill, à la fausse barbe et aux sages conseils, ou un potentiel Ulysse, qui refuse de devenir un tocard.
 La clé du spectacle réside sans doute dans la tonalité qui y règne : chacun des personnages, du plus réaliste au plus fantasque, est incarné avec un sérieux et une sincérité déroutants. C’est à partir de ce premier degré factice, tenu avec rigueur, qu’on parvient à s’élever sur l’échelle du malaise, mais surtout de l’humour, atteignant parfois jusqu’au 38ème degré (à l’ombre). Humanité et étrangeté caractérisent cette galerie de personnages évocateurs du cinéma des Frères Coen, qui parvient à susciter rire, crispation et tendresse.

L’écrasante fabrique du spectacle

Une chaussette-marionnette s’adresse à l’assemblée des spectateur·ices alors que son manipulateur sanglote : “Il avait tout lu pour vous faire rire, vous émouvoir, et vous, vous le jugez !” Instruire, émouvoir, plaire, les conséquences de la consigne aristotélicienne se jouent devant nos yeux : Flavien Bellec est au bout du rouleau. Que vient-on voir au théâtre ? Du spectaculaire, des histoires grandiloquentes, des performances habitées ?

C’est ce regard de consommateur avide qui est interrogé, en remettant au centre du récit la tentative de l’artiste. Détail d’un vase grec à figures rouges s’attache à mettre en avant le doute de ceux qui créent et leur angoisse face à ceux qui regardent. Le trait est accentué jusqu’au risible, mais on devine la volonté sincère de donner accès aux angoisses inhérentes au spectacle vivant : injonction à créer, violence du jugement, placardisation… Et l’angoisse va même jusqu’à fonder la dramaturgie du spectacle : comment oser raconter des histoires, avec le poids des chefs d’œuvres de l’humanité sur les épaules ? Convoquer Homère, en s’en inspirant “très librement”, c’est offrir une désacralisation jouissive du rapport entretenu avec ce monument de la littérature. Flavien Bellec et Etienne Blanc s’approprient astucieusement le texte fondateur et offrent une critique de l’intellectualisation à outrance, qui enferme et contraint. On lui préférera la générosité du rire, sous toutes ses formes.

Mais je m’arrêterai là, car il y a des spectacles qu’il est périlleux de décrire, tant un détail peut créer l’événement. 
Le genre de détail qu’on peut trouver sur un vase grec à figures rouges.

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