Regarde-moi dans les yeux (ou le cauchemar de Méduse) : déconstruire le mythe

Réécrire le mythe de Méduse

En entrant dans la salle du Lavoir Moderne Parisien, on sent immédiatement l’odeur tiède de l’encens qui embaume la pièce. La musique de Zorba le Grec, écrite par le compositeur et militant Grec Míkis Theodorákis, joue. Sur scène deux comédiennes : l’une fume, emmitouflée dans une sorte d’énorme chapka, l’autre, vêtue d’un look sortie de Woodstock s’acharne à nettoyer le sol avec un chiffon mais sans eau ni savon. Puis on remarque le troisième comédien, caché sous une grande bâche en plastique posée au sol. Iels sont les trois voix qui raconteront l’histoire de Méduse, sa déchirure, et qui oseront la regarder dans les yeux.

Après avoir émergé de dessous sa bâche, Persée (très justement incarné par Axel Chiabrando) nous raconte l’histoire de Méduse, mais pas uniquement la partie que nous connaissons tous·tes : lorsqu’il tranche héroïquement la tête de la créature. Il nous raconte la naissance du monstre : comment Méduse, femme splendide, prêtresse d’Athéna, se fait violer par Poséidon dans le temple de la déesse. Athéna la punit de cet acte en la métamorphosant en un monstre à la chevelure sifflante capable de changer en pierre quiconque la regarde. Méduse fuit la société. Plus tard, afin de couronner Persée d’héroïsme, Athéna l’envoie tuer la gorgone. La déesse récupère alors la tête de Méduse pour orner son égide, symbole de protection mais aussi peut-être de remords. En la portant « entre ses nichons » elle s’assure de ne jamais poser son regard sur cette femme détruite.

Persée, en contextualisant le mythe dans son ensemble perd immédiatement de sa superbe. D’autant plus que le comédien, dans un accoutrement surprenant (casquette rouge évocatrice et collant sans pied), passe son monologue à se battre avec la bâche qui s’accroche sous ses pieds et à regarder nerveusement derrière lui. Il n’a de cesse de répéter qu’il n’en savait rien, se victimisant, que les héros obéissent sans s’interroger.

Que devient Méduse si elle n’est pas le monstre à abattre ? Qu’en reste-t-il ? Et surtout comment raconter son histoire ?

Axel Chiabrando dans Regarde-moi dans les yeux (ou le cauchemar de Méduse) de la cie des Chimistes, au Lavoir Moderne Parisien
© Adèle de Nayer

Un spectacle en ruines

Le spectacle assume volontairement une esthétique de patchwork et de collages. L’histoire n’est pas linéaire. Le mythe nous est présenté selon les points de vue des héro·ïnes qui le composent, mais aussi selon différents vecteurs de narration. La forme est à l’image de Méduse : un hybride, une chimère où tout se côtoie. On passe tour à tour de la performance à la danse, du rire aux secrets, un bord plateau jaillit au milieu de la pièce, tout en faisant un détour par la vidéo ou l’expérimentation vocale.

L’esthétique de « bric et de broc » est amplifiée par le travail de la scénographe et costumière Adèle de Nayer. Le plateau est rempli d’objets : un autel de bougies et de photos en avant-scène, une coiffe de serpents accrochée au mur, des éléments de mobiliers en bois. La scénographie se mélange particulièrement bien à la salle du Lavoir Moderne avec ses poteaux de ferrailles et son mur décrépit. La scène est un cabinet de curiosités, où l’on se perd de trouvailles en étrangetés. Les costumes suivent aussi cette ligne artistique : mélanger les matières et les textures.

Regarde Moi dans les yeux (ou le cauchemar de Méduse) semble privé de sens, maudit, condamné à l’errance. Le spectacle tâtonne et balbutie une histoire décapitée. La forme ne se fige jamais, la structure finit toujours par s’effriter. Car Méduse est en ruines, Méduse a été violée, nous sommes dans un cauchemar. L’histoire ne peut pas se raconter sans évoquer ce viol, mais ce viol dynamite le sens du monde. La pièce rejoint la tentative amère et sublime du livre Triste Tigre de Neige Sinno : « Un abus sexuel (…) c’est une humiliation profonde et systémique qui détruit les fondements mêmes de l’être. » Quand on demande à celle qui a été violée de raconter son histoire, ce ne peut être rien d’autre qu’un enchevêtrement d’images, de bribes, de sons étouffés et de tentatives sourdes.

Eloise de Nayer Regarde-moi dans les yeux (ou le cauchemar de Méduse) de la cie des Chimistes, au Lavoir Moderne Parisien
© Adèle De Nayer

Digérer

Regarde Moi dans les yeux (ou le cauchemar de Méduse) prend le contre pied du mythe : ce ne sera pas une histoire qui se raconte, mais une histoire qui s’éprouve. Et pour se faire, la compagnie Des Chimistes excelle dans le tissage d’ambiances. La matière au plateau est si englobante qu’on croirait l’atmosphère plus épaisse. Que se soit par les odeurs, la lumières ou le sons, nous sommes amené·es vers un ailleurs troublant sans avoir aucune idée de quelle sera la suite.

La lumière – pensée par Coriane Alcalde – pulse, monte régulièrement en intensité selon un rythme régulier comme un battement de cœur. Ce qui contribue à un effet très organique. Comme si nous avions été avalé·es par un monstre et que nous étions en pleine digestion. On retrouve aussi cette organicité dans les chants et le travail bluffant autour de la voix des comédien·es. Quand Athéna (jouée par Daniela Garcia) reprend My Way de Franck Sinatra, le glamour de l’interprétation frôle à plusieurs endroits avec l’animalité. On finit dans la boue plutôt que les paillettes. Par la suite, les acteur·ices libèrent pleinement leur voix dans une mystérieuse chorale, un râle harmonieux, un gargouillis hurlant.
Lentement, nous nous laissons digérer. À défaut de pouvoir regarder Méduse dans ses yeux, nous pouvons essayer de partager son corps, coupé en morceaux.

Daniela Garcia dans Regarde-moi dans les yeux (ou le cauchemar de Méduse) de la cie des Chimistes, au Lavoir Moderne Parisien
© Adèle De Nayer

Regarde Moi dans les yeux (ou le cauchemar de Méduse) est une spectacle organique qui explore la matière du récit. C’est un cabinet de curiosité composé de trouvailles scéniques, performatives et physiques. La Compagnie Des Chimistes inscrit leur première création dans une esthétique singulière et novatrice.

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