Écrit et mise en scène par Maëlle Puechoultres, Les oiseaux sont faux décortique les mécanismes psychologiques qui mènent aux théories du complot à travers le cheminement d’un homme passionné d’oiseaux qui finit par douter de leur existence. D’une qualité narrative et scénique indéniable, la pièce, publiée aux éditions esse que, entrelace avec finesse des enjeux intimes, sociaux et écologiques contemporains avec l’émergence de la pensée conspirationniste.
Les oiseaux, vrai ou faux ?
Hervé est un passionné. Pour être précis, il est un aposibilaphile, un collectionneur d’appeaux. Dans son atelier-cave, aux établis remplis d’outils variés, Hervé les fabrique lui-même. Homme d’une cinquantaine d’années, il apparaît au premier abord doux, voire rêveur : il converse avec les oiseaux, qui semblent lui répondre. Il recueille et prend soin d’un oisillon tombé du nid dont on peut entendre les gazouillis. Et, en vrai passionné qu’il est, il prend soin de partager son artisanat et ses connaissances au plus grand nombre, par le biais de sa chaîne youtube « Papotons des appeaux », « la chaîne où on parle oiseaux… ».
Hervé est un homme simple. Il aime surfer sur internet, s’informer, écouter David Bowie. La pièce prend le temps de nous faire entrer dans son quotidien. Il vit seul, à la campagne, et son principal contact avec le monde extérieur, outre internet, semble être avec sa nièce avec laquelle il échange régulièrement par téléphone et essaie désespérément d’entretenir un lien. C’est une vie apparemment sans encombres… Jusqu’au jour où Hervé commence à échanger, sur un forum d’aposibilaphile, avec un mystérieux individu nommé O, qui lui soumet une étrange interrogation : « es-tu conscient ? ». A coup de citations à l’authenticité douteuse, et de liens vers des sites obscurs, O entraîne alors Hervé, impressionnable et influençable, dans une spirale infernale, dont la paroxysme serait la prise de conscience d’une vérité inouïe : les oiseaux n’existent pas.
Interprété avec justesse par un Clément Mariage tout en grommellements et marmonnements propres à l’homme solitaire, Hervé et son visage moustachu sont figurés par un masque. Ce choix de mise en scène, en plus de signaler l’âge du personnage, augmente notre distance et inconfort face à cet homme qui vrille petit à petit.

Autopsie de la mécanique complotiste
Maëlle Puechoultres ancre Les oiseaux sont faux dans une éco-anxiété réelle et très actuelle, dans laquelle nombreux·ses se peuvent se reconnaître.
Dans Les oiseaux sont faux, Maëlle Puechoultres, qui signe le texte et la mise en scène, décortique en effet avec grande finesse les mécanismes sociaux et psychologiques de la pensée complotiste. Empli de bonne volonté et de désir de comprendre, Hervé n’est pas un simple d’esprit. Mais plusieurs facteurs vont précipiter sa faillite intellectuelle, que la pièce entrelace parfaitement. A un terrain psychique d’homme d’âge mur, particulièrement enclin à suivre ce que l’on nomme tantôt « bon-sens », tantôt « sagesse » ou « intuition », se superpose une inquiétude dans un premier temps tout à fait fondée. Habitant la campagne, Hervé est depuis plusieurs décennies le témoin d’une catastrophe silencieuse : la chute de la biodiversité, la disparition de nombreuses espèces, et l’homogénéisation du paysage sonore naturel qui s’ensuit. Lui, le passionné de chants d’oiseaux, constate avec tristesse la dépérissement de ce tapis de mélodies et du bruissement de la campagne grosse de vie. Maëlle Puechoultres ancre Les oiseaux sont faux dans une éco-anxiété réelle et très actuelle, dans laquelle nombreux·ses se peuvent se reconnaître.
Mais à ce vrai dépérissement des éco-systèmes, O, et Hervé à sa suite, assignent des causes fausses et farfelues – que ne valident que des biais de confirmation sans fondement scientifique et des sophismes fallacieux. Ces mécanismes bien connus et étudiés sont parfaitement retranscrits dans la pièce. Autre facteur de mise en branle complotiste, la façon dont la mise en cause des « autorités » établies (institutions étatiques, scientifiques) s’accompagne d’une sensation d’empouvoirement chez les personnes qui y succombent. Ainsi, quand Hervé prend conscience que les oiseaux ne seraient en réalité que des drones de surveillance créés par le gouvernement, avec la complicité de l’armée et des scientifiques, il exprime haut et fort sa puissance d’agir renouvelée, qui booste son amour-propre : « Je vaux quelque chose ! Je comprends quelque chose ! », « Je n’ai jamais été aussi lucide », « J’ai la capacité de pouvoir tout demander, tout remettre en cause ». Loin de freiner les emballements d’Hervé, la conscience d’être une minorité à penser ce qu’il pense ne fait que les renforcer d’autant plus.

Enfin, la pièce illustre également à merveille la façon dont le développement d’internet a facilité la diffusion de ces idées, et enfoncé les barrières rationnelles en exposant tout un chacun à la parole d’inconnus manipulateurs, à des théories vaseuses et vidéos sournoisement convaincantes. L’infrastructure dématérialisée a permis ainsi aux discours complotistes d’atteindre sans obstacle tous les solitaires, marginaux et exclus de ce monde en recherche de communauté et de reconnaissance (« des gens intelligents qui ont bien mieux compris les choses que moi »). Ce que la mise en scène signifie très bien en faisant de l’écran d’ordinateur d’Hervé, projeté sur le mur pour que nous puissions suivre ses errances numériques, sa seule « fenêtre » vers l’extérieur, comme une immense baie vitrée ouverte sur tous les fantasmes (et le fond d’écran de son bureau est ironiquement un paysage naturel).
Le manque d’amour comme facteur profond
Le contexte affectif dans lequel se trouve Hervé se révèle être le facteur le plus puissant d’adhésion aux thèses complotistes.
Mais Les oiseaux sont faux trouve sa force profonde en creusant son sujet et en l’enracinant dans un terreau intime, émotionnel. Car le contexte affectif dans lequel se trouve Hervé se révèle être le facteur le plus puissant d’adhésion aux thèses complotistes. Les échanges téléphoniques avec sa nièce (interprétée par Pauline Crépin, dont on n’entend que la voix) dessinent progressivement une histoire familiale empreinte de deuil et de tristesses anciennes qu’Hervé n’a jamais surmontées. La nièce assure un double rôle : bio-acousticienne, spécialisée dans le chant des baleines, elle incarne la voix de la rationalité face au délire grandissant d’Hervé ; mais surtout seule parente qui daigne encore prendre de ses nouvelles, elle marque le terrible isolement de cet homme. Ressentant la nostalgie de leurs promenades d’enfance ayant nourri chez elle son amour des animaux, lorsqu’il lui apprenait les sons des oiseaux, Hervé dépérit autant que le paysage quand celle-ci n’a plus le temps de le visiter. Et la pièce d’assumer son parti pris : à la source du complotisme, il y a avant tout un manque d’amour et une blessure d’amour-propre. La solitude engendre chez cet homme le ressentiment, qui explose dans un monologue final éprouvant où la paranoïa vire à la panique et à la détresse.
A l’intelligence de la construction narrative et psychologique de son texte, Maëlle Puechoultres superpose une intelligence certaine de mise en scène. Du chant des oiseaux au cri des baleines, en passant par les appeaux et le téléphone, le son et l’écoute agissent comme une colonne vertébrale thématique – soutenue par l’excellente création sonore d’Isia Delemer. La scénographie d’Ernest Welisch et la création lumière et vidéo de Lucas Collet, contribuent quant à elles à créer le cadre réaliste dans lequel l’évolution d’Hervé s’insère – un espace sombre, aux étagères pleines de bric-à-brac et de souvenirs, où les contours des choses s’estompent, et où la principale lumière vient de l’écran d’ordinateur. Si seule la bascule finale d’Hervé dans le cœur du complotisme semble dramaturgiquement un peu rapide, Les oiseaux sont faux demeure un spectacle réussi, qui fait vivre son personnage tout en articulant ses sujets sociologiques et intimes avec précision. En autopsiant la mécanique complotiste infernale, il nous donne les outils pour s’en garder, et nous invite à prendre soin aussi bien des milieux naturels, que des hommes et des femmes qui les peuplent.

Les oiseaux sont faux
Mise en scène, écriture – Maëlle Puechoultres
Avec – Clément Mariage et Pauline Crépin
Scénographie – Ernest Welisch
Collaboration à dramaturgie – Nicolas Chapuis
Création sonore – Isia Delemer
Création lumière et vidéo – Lucas Collet
Conception costume et création masque – Gabriella Lopez
Collaboration artistique – Gabriel Touzelin
Administration et aide à la diffusion – Le Schmilblick et Nine Martin
Parution du texte en 2025 aux éditions : esse que
Spectacle vu le 7 décembre 2024 à Lilas en Scène
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