Subjectif Lune : ironie du complot

Présenté au Théâtre Silvia Monfort dans le cadre de la 12e Biennale internationale des arts de la marionnette, le spectacle Subjectif Lune de la compagnie Les Maladroits décortique avec humour et ingéniosité les mécanismes du complotisme. Du théâtre d’objets aussi haletant qu’une série télé, pour poser un regard aigu et construit sur le doute.

Jack, Alex, Franck et leur dernière recrue sont quatre « chercheurs de vérité », menés par la certitude de leur doute : ils ont pour mission de mettre en lumière « le plus grand complot du 20e siècle », les premiers pas de l’Homme sur la Lune. Ils en sont certains – au même titre qu’une personne sur dix en France, selon un récent sondage sur le complotisme –, les images de la mission Apollo 11 en 1969 ont été tournées en studio. Pour le prouver, ces drôles de bricoleurs vont rejouer le voyage spatial de l’époque à l’aide de caméras et d’une multitude d’objets du quotidien : des Thermos empilés pour la fusée, une tente Quechua pour la cabine ou encore une bouteille de gaz pour les réacteurs. Retransmises sur grand écran, ces images sont censées prouver le caractère factice de l’entreprise lunaire américaine. Mais, dans les rangs de ces explorateurs de fortune, certains finissent par douter de leurs doutes.

Miniatures cosmiques

On est tout de suite gagné·es par l’émotion et le plaisir que procure le théâtre d’objets : chaque élément a son ingénieuse utilité, rien n’est jamais superflu dans les histoires qu’il raconte. C’est un jeu de correspondances, de formes, de couleurs et de textures, qui permet de relier l’infiniment petit et l’infiniment grand. Tout, dans la scénographie et les costumes, est très astucieux : les flammes de la fusée sont une couverture de survie agitée, les cratères de la Lune sont faits avec le dos d’une petite cuillère, le hublot de l’astronaute est un lampadaire désossé… C’est un monde teinté d’enfance, d’expérimentations miniatures et d’imagination fertile, qui dévoile ici tout son potentiel théâtral et comique.

© Alban Van Wassenhove

Les quatre comédiens-metteurs en scène portent une attention à tous les détails, de l’apesanteur feinte par une manipulation précise des objets jusqu’au rythme presque chorégraphique du ballet de pelles et de poussière. Rien n’est laissé au hasard dans ce « reenactment » de voyage spatial, dans lequel les acteurs eux-mêmes sont intelligemment intégrés aux stations miniatures d’objets manipulés grâce à la vidéo. Est-ce que ce sont les objets qui, soudain, deviennent géants, ou bien les quatre explorateurs qui deviennent minuscules ? Les Maladroits superposent les plans et les angles de vue, littéraux et symboliques.

Question de points de vue

Un comédien costumé en astronaute est accroché en l'air tandis qu'un second comédien déguisé en Stanley Kubrick donne des indications au mégaphone à 2 comédiens-techniciens
© Pierre Grosbois

Contrôler l’image, c’est détenir la vérité. La démonstration en est immédiate : ces multiples jeux de caméras nous plongent dans un récit haletant, qui rend le doute bien difficile, tant on a envie de croire à ce que l’on voit. En gros plan, le spectacle nous donne à voir tous les détails, de l’intérieur du cockpit jusqu’aux aspérités poussiéreuses de la Lune. À l’impeccable travail technique de l’image s’ajoute celui de la lumière, dont les nuances subtiles rappellent autant la mission spatiale que le plateau de tournage. Les différentes « versions » de l’histoire (et de l’Histoire) s’enchâssent, et finissent par diluer dangereusement la vérité.

Au cœur de cette réflexion sur l’image, se place le rôle des médias : Subjectif Lune se joue de tous les codes. Ceux du cinéma, d’abord, à travers la figure trouble de Stanley Kubrick, mêlé bien malgré lui à cette théorie du complot à cause de l’extrême réalisme de son film 2001 : L’Odyssée de l’espace et de l’emballement de l’opinion publique. Mais Subjectif Lune s’intéresse aussi et avant tout aux codes télévisuels, par le biais de ces (exquises) scènes d’interviews et de reportages, et aux nouveaux médias d’internet, des chaînes Youtube qui ont presque aujourd’hui le monopole du complotisme et s’appuient sur des codes là encore très spécifiques : personnalisation et individualisation, slogans accrocheurs, expression de ses sentiments… Si le jeu d’acteur pourrait parfois prendre un peu d’épaisseur, il a le mérite de ne jamais être caricatural et de veiller à ne pas se moquer de ces personnages qui, finalement, nous ressemblent davantage que ce que l’on pense.

Avec nuance et intelligence, Les Maladroits se jouent de nos craintes à l’ère de « post-vérité » et de réécriture de l’Histoire. Nous sommes embarqué·es dans un voyage fictionnel aux strates multiples, où le théâtre d’objets devient un véritable outil critique capable de nous interroger à la fois sur nos doutes et nos certitudes. Car, comme Les Maladroits le disent si bien, « douter ne doit pas nous amener à penser n’importe quoi ».

Subjectif Lune

De et par Benjamin Ducasse, Valentin Pasgrimaud, Hugo Vercelletto et Arno Wögerbauer
Dramaturgie et direction d’acteur – Marion Solange Malenfant
Scénographie – Tiphaine Monroty
Costumes – Sarah Leterrier
Création lumières – Jessica Hemme
Création sonore – Erwan Foucault
Régie vidéo – Éric Perroys
Renfort régie vidéo – Charlie Mars
Régie générale et logistique – Azéline Cornut
Administration – Pauline Bardin
Direction de production et diffusion – Elsa Posnic

Du 21 au 23 mai à La rose des vents – Scène Nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq [Saison nomade / La Condition Publique à Roubaix]

Tous nos articles Théâtre et MarionnetteObjet.