Je suis une montagne : expérience élémentaire

Quand nous pénétrons dans la salle du Volcan, scène nationale du Havre, nous nous voyons remettre un équipement pour le moins inhabituel au théâtre : cape de pluie, lunettes de soleil, serviette… Mais où donc partons-nous, en randonnée ? Pas tout à fait, mais pas loin… Dans Je suis une montagne, Eric Arnal-Burtschy conçoit un spectacle qui n’en pas vraiment un : il s’agit plutôt d’une expérience immersive, aux confins du théâtre. Programmée au festival Déviations, elle nous invite à nous décentrer de notre perception humaine, et, comme son titre l’indique, à prendre la place d’une montagne. Coutumier de ces expériences de décentrement (comme dans sa précédente forme Deep are the woods), le metteur en scène élabore un dispositif technique pensé pour procurer aux participant·es (plus que spectateur·ices) un éventail de sensations physiques.

Il n’y a aucun acteur ni actrice dans Je suis une montagne : seuls le dispositif et les participant·es habiteront pendant une heure le plateau. Accompagné·es par des membres de la compagnie et de l’équipe d’accueil du théâtre, nous montons sur la scène. Derrière le rideau, une large structure métallique soutient plusieurs dizaines de sièges inclinés, suspendus par des filins au-dessus du sol. Je m’installe dans un des fauteuils. Sensation de flottement, d’un balancement léger provoqué par l’inertie de mon propre poids. Les sièges sont conçus pour offrir la position la plus confortable possible. Il s’agit presque d’oublier son propre corps. Nous fermons les yeux. Il n’y a aucun acteur·ice dans Je suis une montagne, et même les autres participant·es et moi-même sommes invités à nous effacer, à disparaître. L’expérience débute.

Je suis une montagne, d'Eric Arnal-Burtschy
@Théâtre De Liège

Yeux clos, théâtre des sens

Doucement, l’obscurité nous envahit. La respiration se calme, le rythme cardiaque s’apaise. L’entrée dans l’expérience se fait avec beaucoup de soin. Petit à petit, une nappe sonore et musicale vient habiter l’espace et le temps – des sonorités électroniques lentes, profondes, graves, comme les respirations de la terre. Elle accompagne notre détente. Comment faire ressentir à des êtres humains le rapport au monde d’une pierre, a fortiori d’une montagne entière ? Eric Arnal-Burtschy fait le pari de clore le regard et de s’extraire d’une narration classique pour solliciter nos autres sens.

Il est audacieux de demander au public de fermer ses yeux, au théâtre (dont l’étymologie est précisément le lieu où l’on contemple). En nous enjoignant de fermer les yeux pendant toute la durée de l’expérience, Eric Arnal-Burtschy active l’un des leviers de notre foi et de notre désanthropocentrisation, et donc de la réussite de son expérience. Cette simple action agit à plusieurs degrés, en nous isolant à la fois du dispositif, des autres participant·es, et de notre rapport privilégié au monde. En effet, si je pouvais voir tout l’appareillage technique nécessaire à provoquer les sensations, leur artificialité serait dévoilée, et ma crédulité rompue. De même, cacher à mon regard mes voisins de balançoire m’extrait du royaume des humains pour me faire entrer dans un autre régime d’expérience, plus intérieur, plus originel. Enfin, fermer les yeux révèle, par son annulation, à quel point la vue est notre sens proéminent, celui sur lequel repose notre représentation du monde. Comme il est, quand on en n’est pas privé, celui de nos sens le plus aiguisé, s’en passer pendant aussi longtemps s’accompagne alors d’une sensation de perte de contrôle, de notre contrôle rationnel sur le monde.

Une expérience climatique et géologique

@pexels-eberhardgross

Sans ce pilier de ma perception, je flotte dans un monde de sensations qui d’ordinaire passent au second plan, et mon imaginaire est nourri par ma peau, mes oreilles, mon nez, mon sens de l’équilibre et de la température… L’expérience me confronte à des forces atmosphériques et géologiques, climatiques et minérales. Là, un vent fort souffle sur mon visage. Là le soleil brûle ma peau. Quelques minutes après, le froid fait dresser les poils de mes bras. Des gouttes d’eau isolées tombent du ciel, puis une averse me surprend. Mon balancement se transforme en vibration puis en tremblement généralisé. A travers mes paupières closes, ma rétine perçoit des formes spectrales, des scintillements, des intensités variables. La musique évolue, varie de volume, de rythme et de texture, laissant entendre craquements et échos, alternant le grandiose et le subtil.

Malgré le titre du spectacle, Eric Arnal-Burtschy ne prétend pas à raconter une histoire, qui serait celle de la formation de la planète, de la tectonique des plaques ou de l’évolution du climat. Libre à chacun·e d’imaginer ce que chaque stimulus lui évoque. Mais, en se reposant effectivement sur ces sensations élémentaires, Je suis une montagne m’évoque des mystères minéraux, des grondements de tréfonds, des rythmes millénaires, des vibrations telluriques et des météores éphémères. Dans le cratère du bien-nommé volcan, nous sommes au cœur du bouillonnement du monde, mais également à l’air libre, soumis aux forces de l’érosion et des tempêtes. Des odeurs d’humus, de pierre mouillée, de sous-bois, émergent du chaos. Dans ce tableau invisible ne manquent finalement que les vivants, ceux qui peuplent et participent à façonner ces milieux, ces paysages.

Méditation cosmique

Plongé dans le noir, sans le repère confortable d’une structure dramaturgique apparente, et confronté à ma propre intériorité, je perds également toute notion du temps. Je suis une montagne est non seulement une expérience sensorielle, mais aussi une expérience de la durée. La pièce distord la matière du temps, le rend élastique et le dilate. Certaines secousses arrivent et repartent rapidement, d’autres s’étendent tant qu’on n’en distingue plus le début, le milieu ni la fin, telle la nappe sonore ininterrompue qui les accompagne. Comme par ailleurs, et nécessairement, l’attention divague, l’esprit s’échappe par moments, il est impossible de compter le temps qui passe, et j’entre même dans un état de douce somnolence. Tous ces éléments (l’obscurité, la musique entêtante, la solitude) concourent à faire de la pièce une expérience spirituelle proche de la méditation – telle une prière rituelle, hors du temps, loin des affaires mondaines.

Plutôt que par l’imaginaire de la catastrophe (qu’elle prenne la forme de l’éruption, de la fonte, du tsunami ou de la sécheresse), c’est par celui du lent mouvement des montagnes, du ballet des saisons et du climat, de l’impact à la fois minuscule et gigantesque des bourrasques et des gouttes, que le spectacle nous invite à reprendre contact avec l’entité planète, avec le monde dit « naturel ». Loin d’une proposition sensationnaliste, Je suis une montagne est expérience théâtrale phénoménologique, suspendue et exigeante. Plus qu’à une prise de conscience, elle invite à un retrait de celle-ci, à un décentrement de la perception, à une méditation cosmique sur les forces tenaces de notre environnement. Et en ce sens, elle nous apprend à re-sentir le monde.

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