NIAGARA 3000 – Fire of Emotions : la flamboyante débâcle de Pamina de Coulon

Débâcle, nom féminin : désigne le moment où, au printemps, les glaces d’un fleuve fondent et se rompent, libérant alors le courant emprisonné tout l’hiver, dont le débit soudain se manifeste dans un formidable fracas. C’est également ce que l’on ressent en assistant Niagara 3000 – Fire of Emotions, performance renversante de la Suissesse Pamina de Coulon : une débâcle de mots, d’émotions, comme longtemps retenus et délivrés enfin dans une fougue rageuse. On l’avait découverte au Festival d’Avignon, programmée à la Manufacture dans le cadre de la Sélection Suisse, et on l’a revue cet hiver au festival Les Singulières du Centquatre. Singulières, cette forme et son interprète le sont : la performeuse, qui nous accueille sans mots et souriante au plateau, laisse quelques secondes le temps au contact de s’établir, à la complicité de se former – le silence, un regard franc, posé, une grande inspiration… Et puis c’est parti pour une parole-fleuve qui nous emporte sans interruption pendant une heure.

Méandres, rhizomes et sédiments

Cheminement de pensée, Niagara 3000 peut à première écoute prendre des allures de conférence-spectacle ou gesticulée. Le propos de Pamina de Coulon s’y révèle nourri d’une multitude de penseuses et de poétesses, philosophe et anthropologues, dont elle cite les travaux qui enrichissent sa réflexion. Il est difficile d’en résumer le sujet, car la parole de Pamina méandre au gré de ses recherches, pour explorer différents aspects de notre rapport au monde – dans ses dimensions politiques et écologiques, dont l’eau constitue un des nombreux fils conducteurs. Qu’est-ce que nos mots, nos concepts et nos usages racontent de notre relation, personnelle et civilisationnelle au monde ? se demande-t-elle en substance. Une parole tout à la fois théorique et ancrée dans l’intime, et qui serpente, telle une rivière, d’idées en idées là où le courant la porte, sans jamais provoquer l’ennui.

Pamina de Coulon dans la performance Niagara 3000 - Fire of Emotions
© Mathilde Widmann

Ainsi, Pamina nous parle de ce qu’on appelle changement climatique, en montre la « normativité tempérée » (d’après la géographe eyak Jen Rose Smith), nous emmène du petit Rhône aux chutes du Niagara, où les bruits des data center couvrent le bruit de la cascade. Elle interroge le durable, dézingue le nucléaire (« un enfer industriel, colonial, patriarcal mortifère ») et la gestion de ses déchets dont on remplit le sol invisible, critique autant la sanctuarisation de la nature façon unesco (qui légitime en réalité la destruction des zones non-protégées), que le racisme structurel des politiques suisses. On y perçoit mieux que jamais l’entrelacement intime des logiques de domination des hommes et du vivant.

Elle fait le portrait d’une humanité divisée. D’un côté le « club de l’Humanité » expression du penseur indigène brésilien Ailton Krenac qui désigne cette partie de l’espèce auto-proclamée respectable qui est allée par le monde imposer sa civilisation au mépris des peuples autochtones. De l’autre, celui que Pamina nomme, drapeau et gorge déployés, le « club des rustiques », inspiré des plantes rustiques, qui serait celui des gens « encore accrochés à la terre », de la dissidence généralisée qui pique-nique en dépit des interdictions.

Au gré de sa pensée rhizomatique, les sujets familiers qu’elle brasse entrecroisent des réflexions plus originales et non moins lumineuses, telle qu’une philosophie de la maintenance (prendre soin des choses) pour faire face à la guerre millénaire des humain·es contre la rouille. Une articulation thématique foisonnante qu’on traverse telle des couches de sédiments, et dont la complexité, revendiquée, n’est jamais un obstacle.

La patience sauvage et le soin des mots

© Mathilde Widmann

L’indignation est bien souvent le moteur d’une performance qui, en toute conscience de sa situation occidentale et blanche privilégiée, s’attelle à proposer un savoir dé-hiérarchisé, et non-occidental. Car la colonisation n’a pas disparu, loin de là, elle est « une dynamique de domination chaque jour renouvelée ». Ainsi, Pamina de Coulon privilégie dans son cheminement les écrits d’auteur·ices femmes, autochtones, racisé·es, non-européens – et dans un souci bienvenu de notre incapacité à tout noter, nous offre à la fin une bibliographie des sources du spectacle. Elle met à jour l’inconfort moral de nous autres, européens blancs – comme un moindre mal par rapport au confort dont la colonisation nous a permis de jouir.

La honte et la colère font rage dans sa parole, qui s’enflamme avec une incarnation non feinte, et la tristesse s’exprime face à la destruction et à la domination comme une cascade de larmes toute prête à inonder le monde. Mais la performance chérit aussi le rire et la joie, comme conjuration du désespoir. Et Pamina n’hésite pas à nous emmener sur le terrain personnel, de ses souvenirs d’enfance ou de lutte à ses « moments carcasse » – ceux de sa maladie chronique qu’elle raconte comme une expérience révolutionnaire.

Loin de tenir une parole surplombante, théorique, rationnelle, qui créerait une distance et nous mettrait dans une position d’auditeur·ices passifs, Pamina de Coulon rapporte comment elle ressent et s’approprie ses lectures, comment celle-ci font écho à la vie et engendrent son action militante. Son discours-fleuve, qui s’appuie autant sur la poésie que la théorie, charrie des formules renversantes et des intuitions lumineuses. Des glaciers qui commencent à parler notre langage et auxquels on peut dire pardon ou adieu, à la patience comme mouvement (inspiré d’une phrase de la poétesse Adrienne Rich : « A wild patience has taken me this far »), jusqu’à se rappeler que « la lumière de la lune parfois suffit ».

En autrice consciente du pouvoir politique des mots, Pamina de Coulon témoigne d’un attachement viscéral à la précision et à la nuance dans le langage, celui de s’atteler à bien nommer les choses. Ainsi plutôt que d’utiliser l’expression « changement climatique », elle dira « Terre morte / eau morte », à la suite de la chercheuse Saskia Sassen. A l’apparence foutraque d’une pensée qui file dans tous les sens, Niagara 3000 – Fire of Emotions se révèle ainsi en réalité un spectacle très construit où la parole n’est jamais anodine, et où chaque mot résonne d’une force toute pesée.

Bien plus qu’une conférence, Niagara 3000 – Fire of Emotions est véritablement une performance d’un genre nouveau, dont la générosité le dispute à la pertinence. On ne peut qu’être impressionné par l’énergie de Pamina de Coulon, qui maintient le flot de sa parole sans discontinuer pendant une heure (à peine une pause pour s’abreuver de grandes gorgées d’eau avant de reprendre). Laquelle, dans son incarnation émotionnelle incandescente, fait entrer le spectacle dans une dimension physique particulièrement puissante. Avec sa flamboyante chevelure orange et ses larmes en paillettes sur les joues, sa parole à la fois fleuve et enflammée, elle réalise en elle-même l’alliance du feu et de l’eau de son titre. Spectacle-glacier-cascade, Niagara 3000 – Fire of Emotions nous emporte comme la débâcle, « libérant les ingéniosités rustiques », à l’assaut formidable de toutes les dominations.

Pamina de Coulon dans Niagara 3000 Fire of Emotions
© Mathilde Widmann

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